Jim piste donc jusque chez ses parents ce soir-là, les rejoint pour dîner. Monte la côte de Red Hill, première grimpée hors de la grande plaine plate qu’est le bassin du C. d’O., sorte de point d’observation qui saille des collines à l’arrière. Le guide de Jim précise qu’il y avait là une mine dans les années 1920, la mine de mercure de Red Hill, dont on avait pu ensuite retrouver des schlamms durant des décennies. Et le sol de la colline était teinté de rouge, à cause de la grande quantité de cinabre qu’il contenait.
La maison est pareille à elle-même. Dennis est rentré du travail, et bricole dans le garage le moteur de sa voiture, qui est toujours en aussi bon état qu’à sa sortie d’usine. Il ne répond pas au salut de Jim, qui entre dans leur partie de maison. Lucy est en train de préparer le dîner ; elle l’accueille, ravie, et il s’assied confortablement à la table de la cuisine. Il ne tarde pas à être mis au courant des derniers événements qui se sont produits dans la petite église : le pasteur a encore des problèmes après la mort de sa femme, le nouveau curé continue de contrarier les plus vieux paroissiens, Lillian Keilbacher a commencé à travailler comme assistante de Lucy au bureau du pasteur.
Il écoute ensuite Lucy parler de ses amies, puis du travail de Dennis. Ce sont les seules circonstances où Jim entend jamais parler du travail de son père, peut-être parce que Dennis suppose, à juste titre, que Jim est un pseudo-radical pacifiste et timoré qui n’approuverait rien de tout ça. Dennis n’en parle donc jamais à Jim. Apparemment, il traite Lucy presque aussi mal ; ce qu’elle raconte est fragmentaire et incomplet, et consiste surtout en ses propres jugements et opinions, suscités par les infimes bribes d’indications que Dennis marmonne quand il rentre, de mauvaise humeur et peu bavard.
— Il déteste ce Lemon pour lequel il travaille, estime Lucy, qui secoue la tête de désapprobation. (Ce n’est pas chrétien, ce n’est pas bon pour sa santé, ce n’est pas bon pour sa carrière.) Il devrait essayer de l’apprécier davantage. Ce n’est pas comme si cet homme était le diable ou quelque chose comme ça. Il a sans doute ses propres problèmes.
— Je ne sais pas, dit Jim. Il est parfois épouvantablement difficile de travailler pour certaines personnes.
— C’est ce qu’on fait de son travail qui compte. (Soupir.) Dennis devrait avoir un passe-temps, quelque chose qui lui fasse oublier son travail.
— Il a la voiture, non ? C’est un passe-temps, ça.
— Eh bien, oui, mais c’est comme s’il continuait de faire la même chose, non ? Essayer de faire fonctionner une machine…
Jim s’est mis à débiter un compte rendu radicalement censuré de sa semaine lorsque Dennis entre et se lave les mains pour le repas. Lucy pose la salade et la casserole sur la table et ils s’assoient ; elle prononce le bénédicité et ils attaquent le repas. Dennis mange en silence, se lève et sort reprendre son travail.
Lucy se lève et se dirige vers l’évier.
— Et comment va Sheila ? demande-t-elle.
— Eh bien, euh… (Jim cherche ses mots avec un soudain sentiment de culpabilité. Il y a longtemps qu’il n’a même pas eu une pensée pour Sheila.) À vrai dire, nous ne nous voyons plus tant que ça en ce moment.
Un rapide tkh désapprobateur. Lucy n’aime pas ça. Jim se lève pour aider à débarrasser la table. Bien sûr, elle a des sentiments mitigés sur ce sujet : Sheila n’était pas chrétienne, et elle aimerait vraiment voir Jim s’installer avec une jeune chrétienne, et même se marier – en fait, elle connaît quelques candidates à l’église. D’un autre côté, elle a rencontré Sheila plusieurs fois et elle l’aimait bien, et ce qui est réel et actuel compte toujours plus pour Lucy que ce qui n’est que théorique.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-elle sur un ton de reproche.
— Eh bien… Nous ne sommes tout simplement pas sur le même rail.
C’est une phrase de Lucy.
Elle secoue la tête.
— C’est une fille bien. Je l’aime bien. Tu devrais l’appeler et lui parler. Il faut que vous communiquiez.
C’est un principe sacré pour Lucy : la discussion, c’est le remède universel. Jim suppose qu’elle pense ça parce que Dennis ne parle pas beaucoup. S’il le faisait, elle se rendrait compte que ce n’est pas un bon principe.
— Ouais, je l’appellerai. (Et il le faudrait vraiment. Pour lui dire que, euh, il voit d’autres personnes. Un coup de fil difficile, au mieux. Et une partie de lui s’efforce donc aussitôt d’oublier sa résolution. Sheila en aura bien l’idée.) Je le ferai.
— Tu es allé voir Tom ?
— Oui.
— Comment était-il ?
— Comme d’habitude.
Elle soupire.
— C’est ici qu’il devrait vivre.
Jim secoue la tête.
— Je ne vois pas où vous le mettriez. Ni comment vous pourriez vous occuper de lui.
— Je sais. (La mâchoire de Lucy frémit légèrement, et Jim se rend soudain compte qu’elle a du chagrin. Il n’a pas la moindre idée du motif.) Mais ce n’est pas juste.
Peut-être que c’est ça.
— J’irai là-bas plus souvent.
Ça aussi, il se met aussitôt à l’oublier.
— Dennis doit encore retourner à Washington cette semaine.
— Il y est allé souvent, cette année.
— Oui.
Elle est encore toute retournée et jette les assiettes dans l’eau de vaisselle presque à l’aveuglette. Jim ne veut pas lui demander ce qui ne va pas, elle va se mettre à pleurer et il n’a pas envie d’encaisser ça. Il ignore les signes indicateurs et lui parle d’un air enjoué de sa semaine, de ses cours et de ce qu’il a lu, tandis qu’elle se reprend. Est-elle en colère contre Dennis à propos de quelque chose ? se demande-t-il. Il ne pourrait pas dire ; il y a des tas de choses qu’il ignore ou qu’il ne comprend pas dans la relation entre ses parents. Il se sent plus à l’aise comme ça.
La vaisselle terminée, la conversation continue à bâtons rompus. L’esprit de Jim vagabonde entre ses divers problèmes, il ne saisit pas l’une des questions de sa mère.
— Hein ?
— Jim. Tu n’écoutes pas.
Un péché capital, dans cette maison où cela se produit si souvent…
— Désolé. (Mais au même moment il lorgne sur un gros titre du journal qui lui a attiré l’œil.) Cette famine en Inde… Je n’arrive pas à y croire.
— Pourquoi, qu’est-ce qu’ils disent ?
— Toujours la même chose. Troisième grande famine de l’année en Asie, un nouveau million de victimes. Et écoute ça ! Combats au Mozambique, cent morts !
De la fenêtre de leur cuisine, ils ont vue sur les deux hangars géants de la base de Marines d’El Toro, avec les hélicoptères qui s’élèvent et descendent brusquement comme des abeilles autour d’une ruche.
— Ils devraient apprendre à discuter.
Jim acquiesce de la tête, absorbé par les détails du deuxième article. Quand il a fini, il dit :
— J’y vais. Faut que j’aille faire mon cours.
— Bon. N’oublie pas d’aller voir Tom plus souvent, maintenant.
Elle est grave, bougonne, insistante : toujours perturbée par quelque chose.
— J’oublierai pas, mais rappelle-toi que je l’ai vu aujourd’hui. J’y retournerai jeudi prochain.
— Mardi, ça serait mieux.
Jim se rend dans le garage. Il ne remarque pas l’intensité du silence de Dennis, n’a pas remarqué la tension qui l’a habité toute la soirée. Dennis est du genre très calme ; et Jim n’a pas vraiment fait attention.
Il se racle la gorge ; Dennis lève les yeux d’un paquet de fils colorés qui courent sur le bloc-moteur de sa voiture.
— Hum, p’pa, ma voiture a quelques problèmes de puissance sur les rails de montée.
Dennis remonte ses lunettes sur son nez, dévisage son fils.
— Comment elle est au démarrage ? demande-t-il après un long silence.
— Pas très bien.
— Tu as nettoyé les contacts de rails récemment ?
— Hum…
Dennis empoigne avec colère quelques outils, des chiffons, précède Jim vers sa voiture. Elle a l’air déglinguée et mal entretenue sous le réverbère. Dennis soulève le capot sans un mot, se penche pour mettre la tringle de contact en position de maintenance. Son dos dit avec éloquence qu’il en a marre de travailler sur la voiture de Jim.
— Regarde-moi ces brosses, elles sont dégueulasses ! (Une noire pâte de saleté grasse adhère aux contacts à l’endroit où ils se rapprochent le plus de la route et du rail.) Tiens, nettoie-les.
Jim s’y met, trifouille avec un tournevis, gouge le côté d’une des brosses, expédie un gros crachat de cambouis épais qui passe tout près de l’œil de Dennis.
Dennis l’écarte du coude.
— Fais attention, tu les esquintes. Regarde-moi faire.
Jim regarde, s’ennuie. Les mains de Dennis évoluent avec sûreté et économie de mouvements. Il rend à chaque brosse l’aspect cuivré et propre de pièces juste sorties d’usine.
— Je suppose que tu vas recommencer à laisser partir ça à vau-l’eau, fait Dennis d’une voix amère, désignant le moteur du véhicule.
— Non, proteste Jim.
Mais il sait qu’après des années de négligence et de sottises avec sa voiture, il n’est rien qu’il puisse faire désormais pour convaincre Dennis de son intérêt. C’est un intérêt théorique, bien sûr : les forces de l’entropie, les moyens de lutter contre elles, une grande métaphore de la société, etc. Mais dix secondes après que le capot est refermé, les détails pratiques s’estompent dans l’esprit de Jim, les mots redeviennent du jargon et il est aussi ignorant que quand la leçon a commencé. Sa mémoire est fidèle, et c’est peut-être que ça ne l’intéresse pas, finalement.
— Tu as fait quelque chose pour trouver un autre emploi ? demande Dennis.
— Oui, j’ai cherché.
Le dégoût déforme les traits de Dennis.
— Tu sais que je paie toujours les traites de l’assurance pour cette voiture ? dit-il en rassemblant ses outils. Tu te rappelles ?
— Oui, je me rappelle ! (Jim ne sait plus où se mettre devant cette accusation, avec la honte qu’elle suscite. Encore aux crochets de ses parents : il n’est même pas capable de se frayer son propre chemin dans le monde. Il perçoit le mépris de Dennis et ça le met sur la défensive, puis en colère.) J’apprécie le geste, mais je m’en chargerai à partir de la prochaine échéance.
Comme si Dennis l’avait empêché de payer lui-même.
Cette prétention met Dennis en colère à son tour.
— Tu ne le feras pas, fait-il sèchement. Il est illégal de ne pas avoir d’assurance, et tu ne peux pas t’en payer une. Si je te confie ça et que tu laisses tomber en cours de route et que tu aies un accident après, c’est moi qui me retrouverai à payer les factures ensuite, pas vrai ?
Blessé par le fait que son père puisse l’imaginer capable d’une chose pareille, Jim fixe le sol d’un air renfrogné.
— Je laisserai pas tomber !
— Je n’en suis pas si sûr.
Jim se détourne et avance à travers la pelouse en décrivant un arc de cercle. Il se sent honteux, vexé, dans une colère noire. Il n’est rien qu’il puisse dire. S’il se met à pleurer devant son père, il…
— Je fais pas des choses comme ça ! J’assume mes responsabilités ! crie-t-il.
— Tu parles, fait Dennis. Tu ne vis même pas par tes propres moyens ! C’est pas une responsabilité, ça ? Pourquoi est-ce que tu ne prends pas un travail grâce auquel tu pourrais assurer tes propres dépenses ? Ou pourquoi est-ce que tu ne prévois pas ce que tu dois payer ? Tu vas me dire que tu ne dépenses rien de ce que tu gagnes pour t’amuser ?
— Non !
— Et te voilà, vingt-sept ans, et c’est toujours moi qui paye tes notes.
— Je veux pas que tu les payes ! J’en ai marre !
— Tu en as marre ? Très bien, je ne le ferai plus. Affaire réglée. Mais tu ferais mieux de trouver un travail décent.
— Je cherche ! Et au moins les boulots que je fais, c’est du travail décent !
Pendant une seconde, on dirait que Dennis va le frapper ; il fait même passer tous les outils dans sa main gauche, instantanément, sans réfléchir… Puis il se fige, gronde, se détourne et entre dans la maison. Jim court à sa voiture, saute dedans et part à la trace en jurant comme une bête, aveuglément.