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La cadence ne ralentit jamais pour Lucy McPherson ; au contraire, il semble qu’il y ait chaque jour un peu plus à faire. Un matin, elle se réveille seule. Dennis est parti à Washington et Lucy est restée à regarder la vidéo plus tard que d’habitude la nuit dernière, elle n’a pas entendu son réveil. Elle est en retard. Elle se rue dehors sans prendre de petit déjeuner, fonce à l’église, ouvre le bureau et commence la série de coups de fil qui marquent le début de la journée. La routine administrative tourne plutôt rond. La collecte de fonds est plus problématique. Elle se rend ensuite au parc de loisirs pour une trop brève visite à Tom. Tom a l’air plus mal en point que d’habitude, il se plaint d’avoir attrapé froid. Il écoute avec des mouvements d’veux le crépitement de nouvelles sur l’association de Lucy, hochant la tête de temps en temps.

— Comment va Jim ? fait-il.

— Bien, je suppose. Je ne l’ai pas vu beaucoup le mois dernier. Lui et Dennis… (Elle soupire.) Il n’est pas passé te voir ?

— Pas depuis un moment.

— Je lui dirai de venir.

Tom sourit, les yeux fermés. Il a l’air si vieux, aujourd’hui, songe Lucy.

— N’embête pas le gamin, Lucy. Je crois qu’il est dans une sale passe.

— Eh bien, il n’y a aucune raison à ça. Et aucune raison qui l’empêche de venir ici de temps en temps.

Tom secoue la tête, sourit de nouveau.

— Ça me fait plaisir.

Et retour sur l’autoroute, pour un déjeuner matinal avec son groupe d’étude. Et retour au bureau, retour à la collecte de fonds. Lillian arrive à 2 heures et elles s’y attellent toutes les deux. Lucy traînait, mais elle se reprend ; c’est plus amusant en présence de Lillian, de quelqu’un à qui parler.

— Eh bien, il a remis ça, déclare Lillian après avoir jeté des regards de conspiratrice autour d’elle.

— Le révérend Strong ?

— Ouaip. Juste à la fin du cours.

Lillian fait partie de la petite classe de futurs communiants auxquels le révérend donne des cours le jeudi soir.

— Mieux vaut à la fin qu’au début.

Lillian rit.

— Moins d’oreilles attentives, je sais. Mais quand même, ce n’est pas juste ! Ce n’est pas de la faute des pauvres s’ils sont pauvres, non ?

— Je ne crois pas, dit lentement Lucy. (Elle se souvient d’Anastasia ; il faut qu’elle repasse la voir la semaine prochaine.) Parfois, pourtant, on se demande… Eh bien, vous voyez bien où le révérend Strong va chercher ses idées.

Lillian acquiesce. Le cours de la semaine dernière était basé sur la parabole du fils prodigue. Pourquoi, avait demandé le révérend, Dieu devrait-il accorder plus de valeur au fils prodigue qu’à celui qui lui était resté fidèle tout du long ? C’était manifestement injuste, et le révérend avait consacré plus d’une demi-heure aux problèmes du texte grec et à la probabilité d’une erreur de traduction à partir du dialecte arménien originel.

— Si bien qu’à la fin, déclare Lillian dans un rire, il s’est retrouvé à dire dans le fond que la Bible prenait les choses à l’envers !

— Vous plaisantez.

— Non. Il a dit que ce serait toujours le fils aîné qui serait le préféré de Dieu, parce qu’il ne se sera jamais égaré. On ne peut pas faire confiance à ceux qui s’égarent, a-t-il dit. On peut leur pardonner, mais pas leur faire confiance.

Lucy secoue la tête. Les paraboles… Certaines sont vraiment trop ambiguës. L’histoire du fils prodigue n’avait jamais paru très équitable vis-à-vis du fils aîné, c’est vrai, et quant à la parabole des talents… eh bien, la manière dont le révérend peut se servir de ces histoires ! Elle a peine à réfléchir. Et ce sont les récits du Nouveau Testament, de plus, les récits auxquels elle a décidé de se vouer vraiment. L’histoire de Job, de Dieu et de Satan pariant à son sujet… Celle d’Abraham et d’Isaac, et du sacrifice feint… Celles-là, elle n’essaie même plus de les comprendre. Mais les paraboles du Christ… Elle est obligée de reconnaître leur autorité. Pourtant, quand le révérend s’empare de la parabole des talents pour prouver que les pauvres du C. d’O. sont pauvres parce qu’il devait en être ainsi… Et impliquer que l’Église ne devrait pas perdre son temps à essayer de les aider ! Eh bien, c’était une erreur du révérend, mais la parabole lui avait assurément laissé toute latitude de la commettre.

Et Lucy et Lillian discutent de stratégies pour contourner les préjugés du révérend. Les programmes qui sont déjà démarrés constituent des voies évidentes pour ce faire ; conserver l’élan initial de ceux-ci, et le fait que le révérend refusera toujours d’en lancer un autre n’aura pas d’importance. Tout consiste à collecter des fonds, à recruter des bénévoles, à aller travailler sur le terrain. À elles deux, elles devraient y arriver.

Il n’y a qu’un problème : il leur faut une nouvelle collecte dont tous les fonds seraient consacrés au programme d’aide aux pauvres du quartier, ou celui-ci ne survivra pas. C’est le genre de projet auquel le révérend Strong refusera certainement de donner son accord.

— J’ai un plan, dit Lucy. Vous voyez, c’est moi que le révérend commence à associer à ces programmes, et ça en arrive au point qu’il refuse chaque suggestion que je soumets. Aussi, ce que nous devrions faire, je crois, c’est lui présenter la campagne de correspondance comme une idée de vous – quelque chose que vous et les autres élèves du catéchisme auraient imaginé.

— Bien sûr ! s’exclame Lillian, ravie de ce subterfuge. En fait, je peux proposer ça à la classe, et nous en parlerions ensuite tous ensemble au révérend !

Lucy hoche la tête.

— Ça devrait marcher.

Elles discutent de la braderie prochaine.

— Je vais réessayer de faire venir Jim pour qu’il nous aide, dit Lucy, principalement pour elle-même.

Lillian dresse la tête avec curiosité.

— Est-ce que Jim ou M. McPherson viennent encore à la messe ?

Lucy secoue la tête, prenant quelques couleurs.

— Je leur dis qu’ils devraient, mais ils ne m’écoutent pas. Dennis croit qu’il est trop occupé, je suppose, et Jim a toutes sortes de bonnes raisons pour lesquelles ça n’est pas une bonne idée. S’il venait et entendait un sermon comme le dernier qu’a prononcé le révérend, il deviendrait fou. Même s’il semble parfois parler comme le révérend. Mais il ne comprend tout simplement pas que l’Eglise, ce n’est pas les individus et leurs faiblesses. Et pas non plus l’Histoire. C’est la foi. Et ça, je suppose qu’il ne l’a pas, du moins pas en ce moment. (Elle soupire.) Je me sens désolée pour lui. Je pense que je lui parlerai de nouveau.

— Peut-être pourriez-vous leur parler à tous les deux en même temps ?

— Le simple fait de les avoir tous les deux en même temps poserait un problème.

— Pourquoi ?

Lucy soupire. Elle n’aime pas en parler, mais… Elle a déjà remarqué que ce qu’elle confie à Lillian ne sort jamais de la bouche de Lillian ; même Emma n’est pas informée. Et elle a besoin de parler à quelqu’un.

— Eh bien, ils ne s’entendent pas. Dennis en a assez de voir Jim ne pas travailler à un meilleur poste, et Jim est fou de colère contre lui à cause de cela. Ou quelque chose de ce genre. En tout cas, ils se sont disputés deux ou trois fois et maintenant Jim ne passe plus nous voir.

— Il faut qu’ils discutent tous les deux, dit Lillian.

— Exactement ! C’est tout à fait ce que je dis.

Léger sourire de Lillian, mais Lucy ne le remarque pas. Lillian dit :

— Si j’étais vous, j’essaierais de les réunir pour qu’ils recommencent à se parler.

— Je l’ai fait, mais ça ne marche pas.

— Vous devez continuer à essayer, Lucy.

Lucy acquiesce.

— Vous avez raison. J’essaierai.

Et elle s’y efforce le soir même, dans la mesure où elle le peut avec Dennis à Washington. Bon, c’est assez simple ; il faut qu’elle invite Jim à dîner un jour où Dennis est à la maison. Elle appelle Jim.

— Allô, Jim ? C’est maman.

— Oh ! Bonjour, m’man.

— Ce voyage en Europe, comment ça s’est passé ?

— C’était vraiment intéressant.

Il lui raconte brièvement.

— Tu t’es bien amusé, on dirait. Écoute, Jim, qu’est-ce que tu dirais de venir dîner la semaine prochaine ? Papa sera rentré.

— Oh !

— Jim. Papa ne t’a pas vu depuis plus de deux mois, je me trompe ? Et ce n’est pas bien. Il a besoin de toi autant que tu as besoin de lui.

— Maman…

— Pas de maman qui tienne. Toutes ces disputes stupides, vous devriez avoir un peu plus la foi.

— Quoi ?

— Tu viendras la semaine prochaine ?

— Quoi ?

— Je t’ai demandé si tu venais dîner la semaine prochaine.

— J’essaierai, maman. Je vais y réfléchir. Mais il va seulement penser que je viens une fois de plus vous taper d’un dîner.

— Ne sois pas ridicule, Jim.

— Je ne le suis pas !

— Si. Vous êtes tous les deux trop têtus pour votre propre bien, et tout ce à quoi tu arrives, c’est à te faire du mal. Tu vas venir, tu m’entends ?

— D’accord, maman, te fâche pas, O.K. ? Je… J’essaierai.

— Bon.

Ils raccrochent. Lucy sort dans la salle vidéo, s’installe dans le fauteuil. Le chat prend place sur ses genoux tandis qu’elle lit le sujet du cours de la semaine prochaine. L’épître de Paul aux Éphésiens, les versets qui dansent dans les doubles foyers alors qu’elle s’efforce de rester éveillée et de se concentrer sur eux. Sur l’écran, un ballon à air chaud flotte au-dessus d’une cime enneigée, dans un ciel bleu. Les versets ondulent, gros et noirs sur la page… Elle sursaute, s’aperçoit qu’il est minuit passé. Elle s’est endormie dans le fauteuil, la Bible ouverte sur les genoux. Elle soulève le chat et le dépose, et se lève avec raideur pour aller se coucher.

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