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Le lendemain matin, Dennis McPherson, le père de Jim, prend le vol-navette de l’United qui va de Lax au National Airport de Washington D.C. Il se réveille alors que le Boeing 7 X7 replonge dans l’atmosphère, refourre les journaux qui sont sur ses genoux dans sa mallette. Ils ne l’ont pas aidé. Bien sûr, il a somnolé pendant la majeure partie du court vol, mais même s’il les avait lus cela ne l’aurait pas aidé. Il est ici, d’abord, pour rencontrer le colonel de l’Air Force T.D. Eaton, pour discuter des progrès du programme Foudre en Boule, l’un des gros contrats actuellement en cours de développement dans la compagnie pour laquelle travaille McPherson, la Laguna Space Research. Ce n’est pas le programme de McPherson, toutefois, et il ne sait pas comment justifier les retards qui l’ont empoisonné. C’est son vieil ami Dan Houston qui devrait couvrir celui-ci, mais Houston est descendu à White Sands, pour tâcher d’arriver à réussir un essai du satellite de repérage/ciblage/pistage Foudre en Boule, et McPherson a d’autres obligations à remplir à Washington, de sorte qu’on lui a collé celle-là. Magnifique.

L’autre but de cette visite est une conférence avec le major Tom Feldkirk, du Département des Systèmes Electroniques de l’Air Force. Feldkirk a sollicité cette conférence sans en fournir le motif, ce qui est inquiétant. La L.S.R. a de nombreux contacts avec le D.S.E., et le problème à débattre pourrait relever d’un domaine parmi beaucoup d’autres.

Parce que, à vrai dire, dans beaucoup de domaines, la L.S.R. se débat, ces temps-ci. Trop de propositions ont échoué, et trop de contrats décrochés ont sombré dans les retards et les dépassements de délais. L’Air Force réprime ces difficultés plus sévèrement que jamais et, quel que soit le sujet que Feldkirk envisage d’aborder, il y a peu de chances que ce soit bon.

L’avion enfile la cuvette de la Potomac River et atterrit. Moment d’aller à son hôtel.

Il passe en pilotage automatique. Tellement de répétitions… Il est devenu chef garçon de courses à la L.S.R. pour ce genre de chose, expédié à Washington une vingtaine de fois par an pour éteindre incendie après incendie. (Descendre de l’avion, entrer dans l’aérogare. Il a épuré son bagage jusqu’à ne plus avoir qu’un simple sac de voyage, et sort directement vers la file d’attente devant la station de taxis.) A en juger d’après toutes ces missions plus ou moins diplomatiques, on pourrait se dire que c’est un type du genre salut-mon-pote-content-de-te-voir, quelqu’un qui peut faire ami-ami avec les marioles et noyer leurs objections dans un verre. Pas du tout : Dennis McPherson est un homme réservé, dont le quant-à-soi peut rendre les gens nerveux. (Grimper dans un taxi, en route pour le Hyatt Regency de la Cité de Cristal. Circulation pare-chocs contre pare-chocs au niveau inférieur de l’avenue George-Washington.) Il est capable de faire un interlocuteur valable dans une conversation de table aussi bien que n’importe qui ; c’est juste qu’il n’a pas cette bonhomie qui, dans ce contexte, se doit d’être toujours transparente et fausse, et par conséquent déroutante. C’est une affaire sérieuse, après tout, la plus sérieuse des affaires : l’industrie militaire. Pourquoi faire semblant d’être le meilleur copain d’un quelconque emmanché de l’Air Force avec lequel on doit traiter ?

Entrer dans le Hyatt Regency de la Cité de Cristal, un vaste espace irrégulier empli de miroirs, d’escalators, de cascadantes fontaines d’eau et de lumière, de murs de verdure luisante, d’ascenseurs suspendus, de balcons en surplomb. Se faufiler dans le labyrinthe sans réfléchir, se faire enregistrer, monter dans sa chambre. Dans la salle de bains de chrome et de porcelaine blanche, se regarder dans le miroir assombri, peut-être faire un peu de toilette avant le travail de la journée.

La peau rose tachée de son. Il a besoin d’un rasage. Des cheveux blond fraise, comme dit toujours Lucy, qui cèdent du terrain sur un front rond d’irlandais. Des yeux d’un bleu froid et de profondes crevasses verticales entre les sourcils ; c’est un personnage trapu, têtu, l’un de ces Irlandais renfermés qui ne parlent pas beaucoup, et il a maintenant l’air tourmenté, fatigué, contrarié. Ça va être une rude journée.

Curieux, la façon dont il en est arrivé là. McPherson a commencé comme ingénieur – merde, il est ingénieur. Il a un diplôme d’ingénierie aérospatiale du Cal Tech, et même s’il est désormais irrémédiablement hors du coup, il est encore capable de piger quand ses ingénieurs-concepteurs lui décrivent quelque chose. Et McPherson sait distinguer les schémas plus vastes, quand l’ingénierie rejoint à la fois la création et l’administration. Mais la gestion proprement dite… ? D’autres directeurs de projets ont su s’imposer comme chefs ; par séduction ou persécution, ils sont capables d’arracher des résultats supplémentaires à leurs équipes. Le patron de McPherson, Stewart Lemon, est un parfait exemple de ce genre de type, le leader dynamique des écoles de commerce. McPherson laisse ce style à la Napoléon aux autres, et en fait le méprise chez Lemon. Pour sa part, il se contente d’établir ce qu’il y a à faire, et prend ses dispositions. L’approche modérée. (Se doucher, se raser.) Non, ce n’est pas le désir de commander qui l’a poussé à quitter l’ingénierie pour l’administration.

Comment cela s’est-il produit, alors ? Il n’en a jamais été très sûr. (Enfiler les vêtements de la journée : une tenue incolore et conservatrice, parfaite pour les transactions avec le Pentagone.) Il est capable d’expliquer des aspects techniques à des gens qui n’en savent pas assez pour les comprendre pleinement. Des administrateurs de la société mère de la L.S.R., des employés du Pentagone, des assistants du Congrès… Des gens qui ont besoin de se faire une idée claire des problèmes techniques avant de pouvoir prendre leurs propres décisions. McPherson est capable de faire ça. Il ne sait pas pourquoi, mais c’est comme ça que ça se passe. Il tâche d’expliquer, et en général on comprend. Étrange. Sa femme, Lucy, en rirait, peut-être avec colère : elle le considère comme quelqu’un d’épouvantable pour ce qui est de « communiquer ». Mais c’est ce qui l’a amené là où il est, et vraiment ça n’a rien de drôle ; ça signifie qu’il s’est quelque part écarté de la voie professionnelle dans laquelle il aurait pu s’épanouir, être à l’aise.

Une demi-heure à tuer. Il allume la chaîne d’informations du mur vidéo. La guerre en Arabie se fait plus chaude ; Bahreïn est maintenant impliqué et les U.S. Marines combattent les insurgés, ce qui prouve que c’est sérieux. Ils trouvent que les casques Hewlett-Packard équipés de dispositifs de vision infrarouges IRHUD leur confèrent un gros avantage dans les combats de nuit, mais les insurgés possèdent quelques missiles norvégiens Kongberg Vappenfabrikk Penguin qui dévastent la flotte côtière américaine, tout l’aluminium de ces vieux destroyers fondant comme du plastique. Et quelques francs-tireurs de Hughes rescapés de la guerre en Thaïlande, officiant toujours comme cavaliers dans les collines désertes… On dirait que les quarante et quelques guerres qui se livrent actuellement emploient des équipements dépassés et que les résultats, pour les forces démocratiques, soient un vrai désastre.

McPherson contourne l’audacieux arc-en-ciel de l’immense dessus-de-lit pour se diriger vers la fenêtre de sa chambre. Là se dresse devant lui la tour Hughes, un complexe d’hôtels/restaurants/bureaux, l’un des plus récents de la Cité de Cristal. Celle-ci s’agrandit chaque année, et les tours des industries de défense constituent la transcription architecturale de ce qu’on y fait, missiles balistiques intercontinentaux d’acier et de verre agglutinés et pointés vers le ciel. Tout l’argent qui quitte le Pentagone est canalisé par ces tours, par la Cité de Cristal et la fabrication d’armes.

C’est l’heure de se rendre au Pentagone. McPherson se sent sortir du pilotage automatique. Mardi matin, Cité de Cristal, U.S.A. : l’heure de quitter le rail, de passer en manuel, d’entrer en action.

Court trajet en taxi jusqu’au Pentagone. Entrer dans le complexe de la sécurité, sortir avec son badge au revers. Un lieutenant le prend en charge, et ils descendent les interminables couloirs blancs géants à bord d’une voiturette, zigzaguant à travers l’ensemble du trafic motorisé et piéton. Ils pourraient aussi bien être dans une rue. McPherson prend chaque fois plaisir à cette tentative flagrante pour impressionner les gens. Et en plus ça marche, bien sûr. Le Pentagone est peut-être vieux, mais il est toujours immense. Il lui semble que le dernier remaniement a pris en compte la mode actuelle ; les jalons qui indiquent les services et les divisions sont peints de vives couleurs spectro-orientées qui pulsent sous les ampoules au xénon, contre tous les murs blancs.

Il rencontre le colonel Eaton au bureau de la division Administration de Combat de la Division secrète de l’Air Force, et Eaton l’emmène dans l’une des coopératives de la cour centrale. Ils discutent autour d’un déjeuner composé de croissants et de salade. McPherson fait un bref compte rendu des problèmes que l’équipe de Houston a avec l’intercepteur en phase d’accélération.

Foudre en Boule : le boulot consiste à détecter et à suivre à la trace jusqu’à dix mille M.B.I. soviétiques lancés simultanément ; puis à diriger des faisceaux laser à électrons libres basés au sol, à les faire rebondir sur des miroirs dans l’espace et à détruire les M.B.I. alors qu’ils sont encore dans leur phase d’accélération. C’est un sale boulot, et McPherson se réjouit que ce ne soit pas exactement le sien. Mais il doit maintenant subir l’interrogatoire serré d’Eaton, qui est informé et implacable.

— Les résultats des tests de votre proposition, déclare Eaton, indiquaient que vous étiez en mesure de résoudre les problèmes dont vous me parlez. C’est la raison pour laquelle vous avez décroché le contrat. Mettez de l’ordre dans vos idées, et vite. Ou vous aurez droit à une grosse Scie à Métaux.

McPherson grince des dents à la mention du désastre de la Scie à Métaux, un projet de canon sabré par le ministère de la Défense sous le motif d’incompétence. Cela avait été le début de la fin pour Danforth Aerospace, qui n’est plus désormais qu’un nom dans les livres d’histoire de la profession. Ce genre de chose était encore possible ; un gros projet pouvait tourner mal de façon si désastreuse qu’il tombait sous le couperet et conduisait toute sa compagnie à la faillite…

Bon. Grandiose déjeuner. McPherson tente de se rappeler ce qu’il a mangé tout en prenant des notes sur la conversation, dans les bureaux de la L.S.R. au dernier étage, qu’ils louent, de la tour Aerojet. Apparemment ça ne lui a pas réussi. De la salade ? Aucune importance. Il passe le reste de l’après-midi au téléphone avec le C. d’O., puis avec White Sands, pour annoncer à Dan Houston que ça commence à chauffer. Dan le sait déjà et, d’une voix anxieuse, presque effrayée, demande de l’aide. McPherson accepte de faire son possible.

— Mais ce n’est pas mon projet, Dan. Lemon peut ne pas me donner le temps de faire quoi que ce soit. D’ailleurs, je ne sais pas vraiment ce que je peux faire.

Il passe le reste de la journée au bureau de la Cité de Cristal, à donner des coups de fil et à faire du travail sur écran qu’il pourrait effectuer n’importe où ailleurs. À passer le temps.

Ce soir-là le major Tom Feldkirk passe le prendre, et ils enjambent le fleuve, direction Georgetown.

Feldkirk a dans les quarante-cinq ans ; ex-aviateur ; porte ses cheveux noirs plus long qu’on ne l’apprécierait là-bas à la base, en mèche abrupte sur le front et très bas dans le dos. Il est vêtu avec désinvolture, chemise de sport, pantalon, mocassins. McPherson a déjà eu affaire à lui deux fois, l’aime bien, pas de problème. Ils se garent dans un parking souterrain, remontent un trottoir de brique et pénètrent dans l’habituelle foule de Georgetown. Ils pourraient être deux avocats, deux membres du Congrès, deux éléments de n’importe quelle couche supérieure de la société de Washington. Ils parlent de Georgetown, des bars à la mode, de la cohue. McPherson est désormais familiarisé avec cette zone, et est capable de mentionner des restaurants favoris et autres choses du même genre.

— Êtes-vous déjà allé au Bouddha dans le frigo ? demande Feldkirk.

McPherson rit.

— Non.

— Essayons-le, dans ce cas. Il est loin d’être aussi mauvais qu’il y paraît.

Il les entraîne dans M. Street, puis leur fait remonter l’une des petites rues latérales, où l’on pourrait se croire en 1880, à condition d’ignorer les rails qui saillent sur la chaussée de pavés ronds. Ou d’y penser comme à des rails pour tramways. McPherson a la brève vision d’antiques tramways monorails, puis tire sur la bride de ses pensées. On est ici pour le boulot…

À l’intérieur, le décor du restaurant évoque l’Inde. Des bouddhas et diverses déités hindoues imprimés sur tissu sont accrochés aux murs : des trucs exotiques, à six bras, à têtes d’éléphant. McPherson est un peu inquiet, il préfère s’abstenir de manger de la nourriture qu’il ne peut identifier, mais le menu s’avère faire vingt pages, et on peut commander tout ce qui vous passe par la tête, mais chaque plat est accompagné de délicieux légumes bouddhistes. C’est parfait. Il commande du filet de saumon. Feldkirk commande une sorte de soupe asiatique. Il a été basé à Guam durant plusieurs années, et il a développé un goût pour cette alimentation. Ils discutent de la situation dans le Pacifique pendant un petit moment.

— Les Soviétiques ont conquis les goulets d’étranglement, dit Feldkirk, mais nous occupons les positions tout autour d’eux, alors ça n’a pas vraiment d’importance.

— Ça laisse le Japon et la Corée plutôt en plan.

— Exact. Mais comme les Japonais s’arment si bien, ils peuvent assurer leur propre front de défense. Nous pouvons couvrir leurs arrières. La situation n’est pas mauvaise.

— Et la Corée ?

— Ha !...

On leur sert leurs plats et ils parlent en mangeant des Rouges et des percées en territoire ennemi, puis des aspects techniques de la guerre en Birmanie. McPherson commence à se sentir à l’aise. Il aime bien cet homme, il peut s’entendre avec lui, il éprouve une sorte de sympathie à son égard. Feldkirk évoque avec regret ses deux fils, tous deux à Annapolis maintenant.

— Je les emmenais beaucoup en mer quand nous étions à Guam, mais je n’aurais jamais cru que ça conduirait à ça.

McPherson rit de son expression. Reste qu’il est effroyablement difficile de s’introduire à Annapolis.

— Et vos gosses ? demande Feldkirk.

— Juste un. Il traîne toujours dans le Comté d’Orange, en donnant des cours du soir et en travaillant à temps partiel dans une agence immobilière. (McPherson secoue la tête.) C’est quelqu’un de bizarre. Un cerveau sans programme.

Et Feldkirk rit.

Puis les plats sont terminés, ils s’attardent devant leurs verres et leurs flans au fromage blanc, écoutent le papotage le plus raffiné de Washington autour d’eux. Feldkirk se laisse aller en arrière sur sa chaise.

— Vous vous demandez sans doute ce que j’ai en tête pour ce soir.

McPherson hausse les sourcils ; nous y voilà.

— Bien sûr, dit-il dans un sourire.

— Eh bien, nous avons une idée de système dont je veux discuter avec vous. Voyez-vous, le R.X.-16 est désormais presque opérationnel.

— Ah bon ?

Le R.X.-16 est le V.P.D. de Northtrop, un véhicule piloté à distance, qui fait fureur en ce moment dans certains départements de la Division des Systèmes Electroniques : un avion à réaction robotisé dont la vitesse est top-secret et va peut-être jusqu’à Mach 7, et qui est capable d’accomplir des virages et des tonneaux qui tueraient un pilote. Fabriqué en kevlar et autres sournois matériaux légers, il a la signature radar d’une abeille. C’est l’un des plus réussis des contrats récents de Northtrop, et McPherson est en fait conscient qu’il est sur le point d’entrer dans la phase de production, mais il n’a pas envie de le dire.

— Ouais. Un superbe avion. (Feldkirk semble rêveur.) Je parie que ça doit être le pied d’en piloter un. Mais l’ère des avions de combat à pilotage humain est terminée, on dirait. Quoi qu’il en soit, nous avons quelques idées pour l’utilisation du R.X. -16 en question sur la scène européenne.

Utilisation contre la menace d’invasion du pacte de Varsovie, donc, la Grande Incertitude qui a tant alimenté l’escalade des armements conventionnels entre les superpuissances. McPherson hoche la tête.

— Oui ?

— Eh bien, voilà ce que nous pensons. Le R.X. est prêt, et nous estimons qu’il restera un certain temps beaucoup plus rapide et maniable que tout ce dont les Soviétiques disposeront. Maintenant, si les tanks s’ébranlent un jour ou l’autre, nous aimerions pouvoir utiliser le R.X. contre eux, parce que si nous sommes capables de le faire, la situation tournera au stand de tir. Ce que nous avons en tête, c’est de faire descendre le R.X. en piqué à pleine vitesse d’une altitude de mille huit cents mètres jusqu’au niveau de reconnaissance au sol, de leur faire effectuer des attaques à couvert là-bas dessous, repérer une douzaine de tanks et de leur tailler un short à coups de missiles Harris Stalker Nine, et remonter en flèche et se barrer. Et revenir faire d’autres tours jusqu’à épuisement des missiles et du carburant.

— Un pilote de stuka reconnaîtrait ce plan de vol, remarque McPherson en y réfléchissant. Il vous faut donc un système de navigation pour le vol en rase-mottes.

Lever les courbes de niveau de la cime des arbres à un kilomètre six par seconde ou plus…

— C’est exact.

— Et à couvert, vous dites.

Ce qui signifie qu’ils ne veulent pas que l’avion envoie des signaux d’investigation susceptibles d’être captés par des systèmes de détection ennemis. Cela est en contradiction avec le désir de naviguer au plus près, et rend les choses délicates.

— C’est exact.

— L’équipement standard pour le repérage des cibles, continue Feldkirk, un laser YA. G. qui fonctionne sur la longueur d’onde 1,06 micron, ne conviendra plus. La nouvelle fenêtre pour les lasers de ciblage se situe entre environ huit et quatorze microns, ce qui se trouve entre les limites supérieure et inférieure des derniers systèmes radar soviétiques.

— Ce qui implique un laser au CO2, sans doute.

Mais les lasers au CO2 sont loin de pénétrer les nuages aussi bien que ceux qui emploient l’yttrium/aluminium/grenat.

— Vous le voulez toutes conditions météo ? demande McPherson.

— Non, juste pour temps standard, jour et nuit.

Ils ne se souciaient donc pas du brouillard, par exemple. McPherson imagine soudain les tanks soviétiques attendant le brouillard pour déclencher la Troisième Guerre mondiale…

— Quel poids ?

— Nous aimerions qu’il fasse moins de deux cent vingt-cinq kilos, si vous l’avez en une seule nacelle. Peut-être trois cent quarante si vous le mettez dans deux nacelles d’aile. Nous pourrons régler ça plus tard.

McPherson pousse un soupir. Une contrainte pour toi.

— Et quelle puissance l’avion peut-il donner au système ?

— Peut-être dix kVA. Dix virgule cinq, maxi.

Une autre contrainte. McPherson y réfléchit, assemblant tous les facteurs dans sa tête. Les composants d’un tel système existent ; le tout est de les regrouper, de les faire fonctionner sur ce nouveau jet robot.

— Ça semble intéressant, déclare-t-il enfin. Je pense que nous pourrions faire une proposition, dans l’hypothèse où l’idée séduirait mon patron, bien entendu.

Feldkirk secoue la tête ; un petit sourire lui donne l’air gamin.

— Nous n’allons pas lancer d’A.O. sur ce projet.

— Ah !

L’entrevue prend soudain un sens.

Légalement, le Pentagone est dans l’obligation de mettre tous ses programmes aux enchères publiques à l’intention des entreprises. Ce qui implique la publication d’un appel d’offres dans le Commerce Business Daily, qui passe brièvement en revue les spécifications de ce qu’ils désirent. L’inconvénient de ce système, évidemment, c’est que les services de renseignements soviétiques peuvent acheter le Commerce Business Daily et se faire une excellente idée des capacités militaires américaines. Dans le cas présent, ils sauraient qu’il leur faut fermer la fenêtre de leurs systèmes radar.

— Et, dit Feldkirk, s’ils apprennent qu’ils doivent accélérer leur réaction antiaérienne, et s’ils en sont capables, nous ne sommes plus dans la course. Nous avons donc décidé de classer ça super-noir, cette fois, et de traiter avec l’entreprise que nous jugerons la plus apte à faire le boulot.

Illégal, bien entendu. Techniquement. Mais le Pentagone est aussi chargé de défendre le pays. Le Congrès lui-même reconnaît que certains programmes doivent être tenus secrets. En fait, les programmes noirs sont une part reconnue du système, et quelques membres des commissions du service des Armées en entendent régulièrement parler. Un projet super-noir, toutefois… C’est une affaire entre le Pentagone et l’entreprise choisie exclusivement.

Ainsi, la L.S.R. a un contrat. Les autres entreprises de défense ne s’en offusqueront pas, même si des rumeurs leur parviennent, parce qu’elles ont toutes des projets secrets de leur côté.

Feldkirk continue de justifier la décision de classer le programme super-noir.

— Nous nous disons que nous avons d’autres moyens d’empêcher les Soviétiques de rouler, pour le moment. Nous n’avons pas besoin de rendre cela public, pour les effrayer. Ainsi, tant qu’ils l’ignorent, nous bénéficions d’une sauvegarde – si les chars s’ébranlent, ils sont foutus. Des véhicules amphibies dans une mare, aussi dépassés que des porte-avions. Dans l’intervalle, le gouvernement peut se consacrer plus sérieusement aux négociations pour l’évacuation des armes nucléaires tactiques d’Europe. Cela devrait contribuer à réconcilier les Soviétiques avec nos installations spatiales, et ça atténue la situation du type « on s’en sert ou on les perd » avec les armes nucléaires en Allemagne. Personne n’a jamais aimé cette situation-là, mais nous vivons toujours en plein dedans. De cette manière, nous pourrions parvenir à mettre fin à ce risque – nous n’aurons tout simplement plus besoin d’armes nucléaires tactiques en Europe pour faire le boulot, et c’est ça le fin mot de l’histoire.

McPherson hoche la tête.

— Ça serait bien, c’est sûr. (Il n’aime pas considérer à quel point leur stratégie européenne est empêtrée dans les questions d’armement nucléaire ; la situation l’écœure. Ce n’est vraiment pas une forme élégante de défense.) Je vais devoir consulter mes employeurs, vous savez.

— Naturellement.

— Mais, à vrai dire, je ne peux concevoir que nous déclinions l’offre.

— Non.

Feldkirk lève donc son verre, et ils boivent à leur marché.

Et le lendemain McPherson passe un coup de fil à Stewart Lemon, à la première heure.

— Oui, Mac ?

— C’est au sujet de mon entretien avec le major Feldkirk au D.S.E.

— Ouais ? Qu’est-ce qu’il veut ?

— On nous offre un contrat super-noir.

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