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… Sous les Espagnols, puis les Mexicains, le Comté d’Orange était un pays de ranches. Au nord se trouvaient les ranchos Los Coyotes, Los Alamitos, Los Boisas, La Habra, Los Cerritos, Cañon de Santa Ana et Santiago de Santa Ana. Au milieu du comté, il y avait les ranchos Bolsa Chica, Trabuco, Cañada de Los Alisos et San Joaquin. Au sud, les ranchos Niguel, Misión Vieja, Boca de Las Playas et Lomas de Santiago.

Pour donner une idée de leur taille : le rancho San Joaquin se composait de deux parties ; d’abord, le rancho Ciénega de Las Ranas, « le Marécage aux Grenouilles », qui s’étendait de Newport Bay à Red Hill, ensuite, le rancho Bolsa de San Joaquin, qui comprenait la majeure partie du terrain qui devait devenir plus tard le ranch Irvine. Mettons cinquante-sept mille hectares.

La surveillance de ces immenses concessions de terrains se faisait à cheval, avec une tolérance d’une centaine de mètres aux limites. On utilisait des repères comme les bouquets de cactus ou les crânes de bœufs. On n’avait pas besoin de plus de précision ; les terres restaient non clôturées, et les troupeaux y erraient en toute liberté.

Au printemps, après la vêlée, avaient lieu les rassemblements. Des cavaliers, réputés les meilleurs de ceux qui avaient jamais vécu, et parmi lesquels bon nombre des Indiens en voie de rapide disparition, rassemblaient le bétail et le conduisaient aux postes de marquage au fer, en raison de la taille des ranches, chacun possédait plusieurs postes. Ceux-ci devinrent des théâtres de festivités, avec tables dressées et décorées et grands festins de viande, de haricots et de tortillas, le tout recouvert de sauces épicées. Quand les veaux nouveau-nés avaient été marqués et les bêtes égarées ramenées dans les bons ranches, la fête commençait. Les événements les plus importants étaient les courses de chevaux ; plusieurs d’entre elles se déroulaient sur des parcours de quinze kilomètres.

D’autres jeux étaient plus sanglants : on essayait d’attraper la tête de coqs enterrés jusqu’au cou en passant près d’eux au grand galop, par exemple. Ou les divers tourments infligés aux taureaux.

Puis, le soir, il y avait des bals, au cours desquels on pratiquait des formes de danse inventées à San Juan Capistrano, qui resta durant cette période la plus grosse agglomération de la région.

Les maisons étaient de plain-pied, en adobe, et garnies de meubles simples fabriqués dans les environs. Les modes vestimentaires étaient celles en vigueur en Europe quelque quinze ou dix-huit ans plus tôt, transformées par la manufaction et les coutumes locales. Il n’y avait pas de verre. Ils n’étaient riches que de bétail et de terres ouvertes à tous.

C’était une vie vécue si loin du reste du monde qu’elle aurait aussi bien pu être la seule sur la planète : derrière, des montagnes vides et le désert ; devant, la mer déserte.

Lorsque Jedediah Smith arriva du Missouri par voie de terre en 1826, le gouverneur mexicain de Californie tenta de l’expulser de l’État. Mais dix ans plus tard, quand d’autres Américains vinrent pour faire du commerce, on leur fit bon accueil. Ils amenaient dans leurs bagages des marchandises de l’Europe moderne, et emmenèrent du suif et du cuir.

Certains Américains venus pour le commerce apprécièrent l’allure du pays, et restèrent. Là aussi, on les accueillit à bras ouverts. Apprendre l’espagnol, devenir catholique, épouser une fille du coin, acheter un peu de terre : plus d’un Américain ou d’un Anglais fit tout juste cela, et devint un membre respecté de la communauté. Don Abel Stearns et don John Forster (plus connu sous le nom de « San Juan Capistrano » en raison de son obsession pour la vieille mission, qu’il racheta après sa sécularisation) firent encore mieux, et devinrent riches.

Tous les Américains qui entraient en contact avec les Californiens, même les plus antipapistes d’entre eux, repartaient impressionnés par leur honnêteté, leur dignité, leur générosité, leur hospitalité. Quand Edward Vischer rendit visite à don Tomás Yorba, chef de la famille la plus distinguée de la région, il fit compliment à don Tomás d’un cheval que le don montait au moment où il avait aperçu Vischer non loin de son ranch ; et quand Vischer monta à bord de son bateau à San Diego, on mena le cheval sur le quai pour le lui donner, en lui remettant un message de don Tomás qui le priait « d’accepter ce beau cheval bai en guise de présent et de souvenir de Californie ».

Coupés du monde, vivant aux rythmes lents de l’élevage du bétail, les ranches du Comté d’Orange offraient à leurs habitants une vie pastorale, féodale, une vie pareille à un rêve en raison de sa séparation d’avec l’Europe, l’Histoire, le temps. Durant quatre générations, le cycle de la vie de ranch se déroula sans histoires, de marquage en marquage. Peu de choses changèrent, et les réalités dominantes restaient les maisons en adobe, le soleil brûlant dans le ciel d’un bleu limpide, les superbes chevaux, les troupeaux lâchés à flanc de coteau, ou sur la grande et large plaine côtière. Les quelques étrangers qui arrivaient dans l’intention de rester étaient bienvenus, intégrés ; les marchands apportèrent du verre. Ils ne modifièrent en rien les Californiens.

Mais les États-Unis déclarèrent ensuite la guerre au Mexique, et conquirent la Californie en même temps que le grand Sud-Ouest. Puis on découvrit de l’or dans la sierra Nevada, et les Américains affluèrent à San Francisco, rendus fous par une ruée vers l’or qui n’a jamais cessé. L’Histoire revint.

Le bétail du Sud fut acheminé vers le Nord afin de nourrir ces gens, et Los Angeles prospéra sur ce commerce. À mesure que les Américains se répandaient en Californie du Sud, l’immensité des concessions territoriales espagnoles et mexicaines attirait immanquablement l’attention ; c’étaient des lots de valeur à remporter. Le traité de Guadalupe Hidalgo, qui mit fin à la guerre du Mexique, garantissait les droits de propriété des citoyens mexicains de Californie ; mais ce n’était qu’un traité. Comme ceux que les États-Unis avaient passés avec les Indiens, il ne signifiait absolument rien. Deux ans plus tard, le Congrès votait une loi qui obligeait les propriétaires de ranches à faire la preuve de leurs droits, et la chasse commençait.

Les vieux ranchers se virent demander des documents dont nul n’avait jamais eu besoin, dans l’ancien temps, et il fallut vingt ans pour établir les décisions de justice arrêtant les droits de propriété sur les terres. Les uniques biens des rancheros étaient leurs terres et leur bétail, et la majeure partie des troupeaux mourut lors de la grande sécheresse de 1863-1864. Pour payer leurs avocats et leurs dettes, dans la lutte pour leurs terres, les ranchers durent en vendre des parcelles. Et, qu’ils aient gagné ou perdu les batailles juridiques, ils perdirent leurs terres.

Dans les années 1870, les Américains avaient acquis toutes les terres, qu’ils se hâtèrent de subdiviser afin de les vendre aux vagues de nouveaux immigrants.

Et tout ceci – les troupeaux errant en toute liberté, les cavaliers qui les rabattaient, les maisons en adobe, les énormes ranches, et la dignité archaïque, provinciale de ceux qui les habitaient –, tout ceci disparut.

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