81

Il trace jusque chez Sandy, se refusant à accorder le moindre coup d’œil à South Coast Plaza.

La porte de Sandy est ouverte, et à l’intérieur tout est calme. Angela est là.

— Oh, salut, Jim.

— Salut, Angela. Est-ce que Sandy… Est-ce que Sandy va bien ?

— Oh oui. (Angela le précède vers la cuisine, qui semble bizarre, silencieuse et vide comme ça.) Il va bien. Il est parti voir son père à Miami.

— Je viens d’apprendre par Tashi ce qui s’était passé l’autre soir. On est restés dans les montagnes depuis, sinon je serais venu plus tôt. Je suis vraiment, vraiment désolé…

Angela lève la main pour lui couper la parole.

— T’en fais pas pour ça, Jim. C’était pas de ta faute. Tash m’a raconté ce que tu as fait, et pour être franche, je suis contente que tu l’aies fait. En fait, je suis fière de toi. Sandy va très bien, en fin de compte. Et il sera de retour dans quelques jours et tout reviendra à la normale.

— Mais j’ai entendu dire qu’on l’avait arrêté ?

— Ça n’a pas d’importance. Ils ne peuvent retenir aucune des charges contre lui. Les arrestations faites par des agents ae sécurité n’ont pas grande valeur devant un tribunal. Sandy et Bob ont déclaré qu’ils faisaient une simple balade en mer, et rien ne prouve le contraire. Vraiment, t’en fais pas pour ça.

— Euh…

Angela le fait asseoir, le bichonne comme elle sait le faire.

— Sandy n’avait même pas accosté quand ils l’ont chopé. C’était assez terrifiant, à ce qu’il a dit, parce qu’ils ont tiré un coup de semonce pour le faire stopper, et qu’après ils lui ont braqué des mitraillettes dessus et tout ça. Et il a passé deux jours en prison. Mais ça n’aura pas de conséquences, on espère. Il est possible que Sandy doive arrêter de dealer pendant un moment. Peut-être définitivement. C’est ce que je pense.

Jim l’interroge au sujet d’Arthur.

— Il a disparu. Personne ne sait où il est allé ou ce qui lui est arrivé. D’ailleurs, je suis pas sûre que ça m’intéresse.

Apparemment, elle en veut à Arthur de les avoir tous embringués dans l’histoire de sabotage/tentative de récupération de la drogue à la L.S.R. ; même si, songe Jim, ce n’est pas tout à fait exact. Un instant, elle semble lugubre, et Jim s’aperçoit tout à coup que son enjouement est forcé. « L’optimisme n’est pas un accident biochimique, se dit-il ; c’est une démarche, il faut y travailler. »

— C’était carrément stupide, ce qu’il faisait, dit-elle, et il se servait de toi, en plus. Tu aurais dû te méfier.

— Je suppose. (On s’est servi d’eux pour une opération de trafic de drogue, après tout ; qu’est-ce qu’il peut dire ? Et lors des premières attaques… Est-ce que ça se résumait à ça ?) Mais… Non, je crois qu’Arthur croyait à ce que nous faisions. Je pense pas qu’il faisait ça pour l’argent ou je ne sais quoi – il avait vraiment envie que ça change. Je veux dire, faut bien qu’on résiste d’une façon ou d’une autre ! On ne peut pas accepter comme ça les choses telles qu’elles sont, non ?

— Je sais pas. (Angela hausse les épaules.) Enfin, je crois qu’il faut qu’on essaie de changer les choses, évidemment. Mais il doit y avoir des moyens moins dangereux, moins nocifs.

Jim n’en est pas sûr. Et au bout d’un moment passé assis en silence à réfléchir à la question, il prend congé.

Sur l’autoroute, déprime. Comment aurait-il pu imaginer que le sabotage du sabotage pouvait valoir de tels ennuis à Sandy ? Sans parler d’Arthur ! Et, en fin de compte, qu’est-ce qu’Arthur et lui ont accompli ? Résistaient-ils au système, ou en faisaient-ils partie ?

Il se demande s’il est jamais possible de faire quelque chose de pur ou de simple. Apparemment pas. La moindre action s’inscrit dans un tel réseau de circonstances… Comment décider de la façon d’agir ? Comment savoir comment agir ?

Il roule jusqu’à l’appart d’Arthur à Fountain Valley. Entrer dans le complexe, grimper l’escalier de bois sombre aux flancs de stuc beige, longer l’étroit couloir appart après appart. Le numéro 344 est celui d’Arthur. Pas de réponse quand il frappe : il n’y a personne. Jim se plante devant la fenêtre et regarde les rideaux délavés par le soleil. Cette tension visionnaire chez Arthur, cette excitation dans l’action… Il avait foi en ce qu’il faisait. Peu importe le rapport qu’il entretenait avec Arthur. Jim en est certain. Et il s’aperçoit qu’il est toujours d’accord avec Arthur : il faut faire quelque chose, il existe dans le pays des forces auxquelles il faut s’opposer. Ce n’est qu’une question de méthode.

— Je suis désolé, Arthur, dit-il à haute voix. J’espère que tu vas bien. J’espère que tu continues le boulot. Et je ferai de même.

En retournant vers sa voiture, il ajoute : « D’une façon ou d’une autre » et réalise que la concrétisation de cette promesse va être l’un des projets les plus difficiles qu’il se soit jamais donnés. Et comme Arthur et son père ont tous deux « raison » – et au même moment précis ! –, il va lui falloir trouver un moyen de définir sa propre voie, quelque part. Trouver une voie qui ne puisse pas être cooptée par la grande machine de guerre, une voie qui permette réellement de contribuer à modifier la mentalité américaine.

Il est tard, mais il décide d’aller chez Tashi, pour discuter de tout ça. Il a besoin de parler.

Il monte la tour en ascenseur, arrive sur le toit.

C’est désert. La tente a disparu.

— Enfin merde, quoi encore ?

« Qu’est-ce qui se passe ? se demande-t-il. Où est-ce que tout le monde part ? » Il parcourt le toit comme si le béton nu pouvait lui fournir des indices sur la destination de Tashi. Même les bacs à légumes ont disparu.

En dessous de lui scintillent les lumières de Newport Beach et de Corona del Mar. Quelque part, quelqu’un joue du saxo, à moins que ce ne soit qu’un enregistrement. D’âpres accents de saxo, qui dégringolent dans les tierces en mineur. Jim se tient au bord du toit, le regard survolant les autoroutes et les coprops pour se fixer sur la mer d’encre. Catalina ressemble à un croiseur suréclairé, naviguant au loin sur l’horizon noir. Tashi…

Après une nuit d’insomnie sur le canapé du salon, Jim appelle Abe.

— Eh, Abe, qu’est-ce qui est arrivé à Tashi ?

— Il est parti pour l’Alaska hier. (Longue pause.) Il t’a dit au revoir ?

— Non. (Jim se remémore leur séparation après le chemin du retour.) Je suppose qu’il croit que si. Bon Dieu !

— Peut-être que t’étais sorti quand il a appelé.

— Peut-être.

— Alors, qu’est-ce que t’as pensé des montagnes ?

— C’était super. Faut que je te raconte ça… T’es là aujourd’hui ?

— Non, je dois aller bosser de bonne heure.

— Ah.

Long silence.

— Comment va Xavier ? demande Jim.

— Il tient le coup.

Nouveau silence.

Mais peut-être Abe y disceme-t-il quelque chose.

— Je vais te dire, Jim. Je t’appellerai demain, histoire de voir si t’as toujours envie qu’on se voie. Faut qu’on organise une fête pour le retour de Sandy, de toute façon. S’il arrive rien à son père.

— Ouais, d’accord. Bon. On fait comme ça. Et bonne chance pour aujourd’hui.

— Merci.

Jim trace jusqu’à la First American Title Insurance and Real Estate Company, juste parce qu’il n’arrive pas à trouver quoi faire d’autre et que les vieilles habitudes le guident.

Humphrey est devant, et observe d’un air morose l’équipe d’ouvriers qui remettent de l’ordre à l’intérieur du bâtiment. C’est le bordel, là-dedans… On se croirait après un incendie, même si ça n’est pas noir. Ils en ont nettoyé la majeure partie.

— On les a fait sauter, lui dit Humphrey. Quelqu’un a balancé une bombe chargée d’un solvant qui a tout dissous à l’intérieur. Ils ont eu tout un tas d’agences immobilières, la même nuit.

— Oh, fait Jim avec embarras. J’en avais pas entendu parler. J’étais parti à la montagne avec Tashi.

— Ouais. Ils ont bousillé tous mes dossiers et tout le reste. (Il secoue la tête d’un air désolé.) L’Ambank s’est déjà retirée du projet de la tour Pourva à cause des retards, à ce qu ils ont dit. Je crois juste qu’ils ont la trouille, mais enfin… Ça n’a pas d’importance. Le projet est foutu.

— Je suis désolé, Humph, dit Jim. Vraiment désolé.

Et la partie de lui-même qui aurait pu se réjouir de ce revirement imprévu s’est éclipsée. Voir l’expression de Humphrey l’a fait disparaître, au moins pour l’instant, de î’existence.

— Je suis désolé.

— Ça va, fait Humphrey, l’air déconcerté. C’était pas de ta faute.

— Hon-hon. Quand même, tu sais. Je suis désolé.

Toutes ces excuses. Et il va falloir qu’il appelle Sheila Mayer un de ces quatre, pour s’excuser auprès d’elle aussi. L’idée lui arrache un grognement. Mais il va falloir qu’il le fasse.

Et Jim passe l’après-midi à faire les cent pas dans son modeste salon. Il contemple ses livres. Il est trop agité pour lire. Pour rester tout seul – pas un jour pareil, en tout cas ! Pas un jour pareil. Il rappelle Hana. Pas de réponse, pas de répondeur : « Allez, Hana, décroche ton téléphone ! » Mais il ne peut même pas lui dire ça.

O.K. Voilà où il en est. Il est seul, livré à lui-même, dans sa propre maison. Que devrait-il faire ? Il réfléchit à voix haute :

— Quand on change de vie, quand on est un cerveau de bagnole libéré d’un seul coup de sa voiture, qu’on a quitté le rail, qu’est-ce qu’on fait ? T’en as pas la moindre idée. Qu’est-ce qu’on fait quand on n’a pas de programme ? On fait un programme. On fait le meilleur programme possible.

O.K. Il arpente le salon, élaborant un programme. Il erre sans but. Il est seul. Il a envie dêtre avec ses amis – les écrans entre lui et son moi profond, peut-être. Mais ils sont tous partis, dispersés par quelque force dont Jim, confusément, sent qu’il est à l’origine ; sa déloyauté a tout déclenché… Mais non, non. C’est de la pensée magique. En réalité, il a exercé très peu d’influence sur qui que ce soit. Enfin, c’est ce qu’il semble. Mais qu’est-ce qui est vrai ? L’a-t-il vraiment fait, a-t-il vraiment provoqué la dispersion des autres, d’une façon ou d’une autre ?

Il n’en sait rien.

O.K. Il s’est assez torturé avec le passé. C’est ici qu’il est. Il est libre, c’est lui et lui seul qui décide de ce qu’il va faire. Qu’est-ce qu’il va faire ?

Il va faire les cent pas. Et pleurer le départ de Tashi. Et se répandre en amères injures contre… lui-même. Il n’arrive pas à échapper à la pensée magique, il sait que d’une certaine manière tout ça est de sa faute. Il est seul. Va-t-il être capable de s’adapter à ce type de solitude, possède-t-il la confiance en soi nécessaire ?

« Mais pense à la solitude de Tom. Bon Dieu ! L’oncle Tom ! »

Faudrait qu’il aille voir Tom.

Il se précipite vers sa voiture et trace, direction le parc à moisir.

En chemin, il se sent idiot, il est persuadé qu’il est évident pour toutes les autres personnes présentes sur l’autoroute qu’il est en train de commettre un acte d’une absolue bizarrerie afin de se prouver à lui-même qu’il est en train de changer de vie, alors qu’en fait tout est comme avant. Mais que faire d’autre ? Comment s’y prendre autrement ?

Puis, au moment où il passe le portail, il commence à se faire du souci ; Tom était salement mal en point la dernière fois qu’il est venu. Tout peut arriver quand on est aussi vieux que ça, et aussi malade qu’il l’était. Il fonce du parking jusqu’à l’accueil.

Mais Tom est toujours vivant, et en fait il va beaucoup mieux, merci. Il est assis dans son lit, et regarde par la fenêtre en lisant un gros livre.

— Comment ça va, mon gars ?

Il a meilleure voix, aussi.

— Bien, Tom. Et toi ?

— Beaucoup mieux, merci. En meilleure forme que depuis un bout de temps.

— Parfait, parfait. Eh, Tom, je suis allé à la montagne !

— C’est vrai ? Dans les sierras ? Elles sont pas belles ? Où es-tu allé ?

Jim lui raconte, et il apparaît que Tom est allé dans le même coin. Ils en parlent pendant une demi-heure.

— Tom, finit par dire Jim, pourquoi tu me l’as pas dit ? Pourquoi tu m’en as pas parlé pour me pousser à y aller ?

— Je l’ai fait ! Attends voir ! Je n’ai pas arrêté de t’en parler ! Mais tu trouvais ça stupide. Une échappatoire bucolique, pastorale et réactionnaire, tu disais. Des champignons sur la souche de la morte nature, tu as dit.

C’était quelque chose que Jim avait lu quelque part.

— Putains de bouquins !

Tom lui lance un regard interrogateur.

— En fait, je suis en train de lire un grand bouquin, là. Sur les origines du Comté d’Orange, l’époque des cow-boys. Tiens, écoute ça, par exemple… « Quand les cow-boys voulaient expédier leurs peaux de vaches vers les navires marchands yankees au large de Dana Point depuis San Juan Capistrano, ils les emmenaient au sommet de la falaise de Dana Point, à marée basse, quand la plage était vraiment vaste, et ils se contentaient de les lancer en bas. » Des grandes peaux de bêtes balancées d’une falaise comme des frisbees, et qui claquaient au vent en descendant pour aller atterrir sur la plage, en bas. Joli, hein ?

— Oui, fait Jim. C’est une belle image.

Ils discutent encore un peu du livre. Puis une infirmière vient chasser Jim – les heures de visite sont passées depuis un moment.

— La prison est fermée, mon garçon. Reviens quand tu pourras.

— Je le ferai, Tom. Bientôt.

O.K. C’est un arrêt, une étape. C’est quelque chose qui va faire partie de sa nouvelle vie. Tous ses geignements à propos de la mort de la communauté, alors que la matière en gît tout autour de lui, disponible à tout moment de son choix pour qu’il y injecte l’indispensable travail… Ah, enfin.

O.K. Et après ? Jim rentre à la trace, agité, se remet à faire les cent pas. Il essaie d’appeler Hana, n’obtient aucune réponse. Et pas de répondeur. Merde, elle doit bien être quelque part !

Que faire ? Pas question de dormir, c’est le début de la soirée et une fois de plus c’est pas une nuit à ça, il le sait. Il a la tête trop remplie. Insomniaque chronique, il sait qu’il n’a aucune chance.

Il s’immobilise près de son bureau. Tout est en place, bien propre, les pages déchirées et rescotchées de ce qui concerne le C. d’O. sur le dessus, dans un coin. Il s’en empare, commence à les feuilleter.

A mesure qu’il avance, les mots réels s’effacent sur la page, et ce n’est plus le passé du C. d’O. qu’il voit, mais les dernières semaines. Son propre passé. Chaque pénible palier de son trajet jusqu’ici. Puis il relit, et l’angoisse de sa propre existence transpire dans les phrases, envahit la brève et déprimante histoire d’exploitations et de pertes du comté. Les rêves sont brisés, déjà, ici.

O.K. Il est poète, écrivain. Alors il doit écrire. Il s’assied, prend une feuille de papier, un stylo-bille.

Il y a une période de l’histoire du C. d’O. dont il a évité de parler, il ne s’en était jamais aperçu et commence par se dire qu’il s’agit d’une simple coïncidence ; puis, quand il y réfléchit, il lui apparaît que c’était plus que ça. En fait, c’est le moment central, le point charnière de l’histoire, le moment où tout a basculé pour de bon. Il a eu peur de l’écrire.

Il mâchouille le bout du stylo jusqu’à le réduire en esquilles de plastique. Le pose sur la feuille et écrit. Le temps passe.

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