19

Ce samedi matin, la même vieille fête commence au gymnase et Sandy se met à en avoir marre. Il fait soleil, dehors, et avec ses équipements, ses miroirs, ses cloisons coulissantes, sa machinerie de Nautilus cliquetante, ses shorts de gym, ses collants, et l’odeur douceâtre de la sueur propre, le gymnase n’est tout simplement pas assez vaste en cette journée. « Ahhhhhhh ! Qu’est-ce qu’on s’emmeeerde ! » Il laisse filer et s’écraser le contrepoids de l’appareil d’exercice des latérodorsaux, puis fonce dehors, sur le mail, et revient avec des balles de soft-ball, des battes et une douzaine de gants. « Allez, on sort ! On va jouer ! » Il force tout le monde à sortir et les voilà partis.

Il leur faut un moment pour penser à un parc assez grand pour qu’on puisse y jouer au soft-ball, mais Abe y arrive et ils tracent au sud puis à l’est jusqu’à Ortega, où il y a un grand parc vide avec pelouses entourées d’eucalyptus. Parfait. Il y a même un arrêt au fond. Ils se répartissent en équipes, se cillent un coup de compte-gouttes et commencent un match.

Aucun d’entre eux n’a joué depuis le collège, au mieux, et les premiers innings s’avèrent chaotiques. Sandy est à l’interception et se débrouille plutôt bien avec les balles basses, jusqu’à ce qu’un rebond vicieux lui en expédie une en plein front. Il rattrape celle-ci au vol et prend de vitesse le pourtant rapide Abe, à un pas près. Son front porte une marque brune qui reproduit parfaitement la couture de la balle ; on dirait une des cicatrices du monstre de Frankenstein. Dès que Sandy a signalé ça, il commence à mimer le rôle, ce qui en fait un stoppeur plutôt raide.

Apparemment, Tashi s’est cillé de l’Appréhension de la Beauté ; il observe tout avec l’expression d’émerveillement stupéfait d’un enfant de quatre ans, y compris, lorsque c’est à son tour de batter, les deux premiers lancers d’Arthur. Bouche bée d’effroi, batte oubliée – quelle orbe ! Sandy court à lui et lui rappelle ce qu’il fait là, mime un coup. Tashi opine.

— Je sais. J’estimais juste la trajectoire de descente.

Au lancer d’après, il frappe une balle si fort par-dessus la tête de Humphrey dans la zone gauche qu’avant même que Humphrey ne l’ait touchée, il a traversé le terrain et s’est assis, l’air plus ahuri que jamais.

— Marqué, hein ? Superbe.

Troisième dehors ; Jim prend la zone gauche, en extase.

— J’adore le soft-ball !

— Jim, tu ne joues jamais.

— Je sais, mais j’adore ça.

Quand on court comme ça sur le terrain d’un vert pur, le temps disparaît, tous les soucis de la vie adulte disparaissent, et Jim a l’impression d’avoir huit ans.

Malheureusement pour son équipe, il joue aussi comme s’il avait huit ans. C’est à Arthur de jouer, et il renvoie une balle longue dans sa direction. Au moment où le coup porte, Jim se met à foncer tout droit, parce que après tout la balle est devant lui, pas vrai ? Mais, durant sa course, une petite analyse de base de la trajectoire lui montre qu’en fait la balle doit lui passer bien au-dessus de la tête. Il cherche aussitôt à repartir en sens inverse et tombe sur le cul. Se relève tant bien que mal, et merde ! la balle est là-bas, court désespérément en marche arrière en essayant d’apercevoir la balle par-dessus son épaule, épaule gauche, épaule droite, comment est-ce qu’on choisit ? Et maintenant la balle retombe, putain d’accélération, et Jim qui se défonce fait un grand bond, la balle touche son gant tendu et rebondit puis sort, non, un centimètre de cuir en plus et ç’aurait été un arrêt incroyable ! Il tombe, court vers la balle, la renvoie sauvagement par-delà Sandy en position d’intercepteur, voit Angela la récupérer et la projeter par-dessous le bras comme un boulet de canon pendant qu’Arthur fonce à travers le terrain. Merde ! Virginia, par terre, se tord de rire. Jim jette son gant, hausse les épaules d’un air piteux à l’intention de ses coéquipiers hilares.

— Balancez-en une autre par ici, pour voir !

— Je vais essayer, répond Virginia en criant.

Autres lancers, autres alarmantes erreurs de jugement, ruées empotées derrière la balle, abracadabrants renvois. On s’amuse bien.

À la batte la fois suivante, Tashi en envoie une encore plus loin que la précédente. Circuit de nouveau bouclé. Lors de ses tours de batte suivants, ceux qui jouent dans l’extra-champ ont tellement reculé qu’ils se retrouvent au milieu des eucalyptus, et Tash rit si fort qu’il arrive à peine à rester debout.

— Je ne pourrais pas lancer si loin même si j’avais une bonne raison de le faire !

— C’est ça, c’est ça. Vas-y, envoie.

Le fait de faire reculer les joueurs à ce point-là crée une brèche monstrueuse entre les partenaires, et Tash lance de furieuses balles qui filent à deux mètres cinquante du sol sur une soixantaine de mètres, puis sautillent sur l’herbe et roulent indéfiniment. Encore réussi. Et ça marche encore la fois d’après. Quatre coups, quatre succès. Tash reste planté là, bouche bée.

— Quatre coups au but, hein ? Trois ? Quatre ? Superbe.

Sur le terrain, c’est une autre paire de manches. Tash, qui joue centre, intercepte un lancer moyen et voit Debbie filer de la troisième base. Une occasion vraiment bonne de la coincer au poteau ; Tash s’arque et met toute son énergie dans son lancer. Malheureusement, il lâche un peu trop tôt. La balle continue de grimper au moment où elle passe douze mètres au-dessus de la clôture. Qui sait où elle va atterrir. Tash, au centre, scrute sa main. Tous s’asseyent, pliés de rire. Après, impossible de retrouver la balle. Sandy décrète que le match est terminé, et ils se posent pour manger des Whoppers et des frites et boire du Coca et de la Bud.

— Tu crois qu’elle est partie sur orbite ?

— Super-partie.

Super-journée. Assis sur l’herbe, Jim flirte avec Rose et Gabriela, qui l’ont choisi pour passer l’après-midi. Elles ne jettent leur dévolu que sur des types auxquels elles peuvent faire confiance pour ne pas les prendre au sérieux, c’est signe qu’elles se sentent bien et à l’aise avec vous, et bien sûr Jim apprécie ce côté-là des choses ; par ailleurs, il ne peut s’empêcher d’imaginer qu’elles sont peut-être sérieuses, cette fois-ci. Ça serait une nuit mémorable : ce qu’il y aurait sur les écrans vidéo !

Jim ne fait pas vraiment attention à Virginia, assise de l’autre côté de lui. Et il semble hélas qu’elle soit en rogne contre quelque chose ; elle lui repousse les mains quand il se tourne vers elle, le rembarre.

— Quel est le problème ? fait-il, irrité.

Elle se borne à gronder. Et elle se refuse à confesser quel motif il peut y avoir à sa mauvaise humeur, ce qui a le don d’exaspérer Jim. Il ne comprend pas. Il doit encaisser les cinglantes remarques sotto voce qu’elle fait d’une voix acide, alors qu’ils se montrent tous deux très chaleureux et très aimables vis-à-vis de tous les autres. Génial. Jim a horreur de ce genre de chose, mais Virginia le sait et en rajoute.

Finalement, Jim lui demande de l’accompagner pour une courte promenade, et ils s’enfoncent dans les eucalyptus.

— Écoute, merde, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Chez qui ?

— Oh, arrête. Pas de ça. Pourquoi est-ce que tu ne me le dis pas ? C’est idiot de râler après moi alors que je ne sais même pas pourquoi.

— Tu ne sais pas, hein ?

Non !

— Ça c’est tout toi, Jim. Parti sur ton petit nuage, complètement inconscient de ce qui se passe autour de toi. Les gens n’ont pas la moindre importance, à tes yeux. Je pourrais être en train de crever que tu ne t’en apercevrais même pas.

— Crever ? Qu’est-ce que tu veux dire, crever ?

Virginia se contente de faire une grimace dégoûtée, se détourne et s’apprête à s’en aller. Jim l’attrape par le poignet pour l’en empêcher, et elle libère brusquement son bras d’un geste furieux.

— Laisse-moi tranquille ! Tu n’as pas la moindre idée de ce qui se passe !

— Exact ! Pas la moindre idée ! Mais ce que je sais, c’est que j’ai choisi de sortir avec toi – rien ne m’y oblige. Si ça doit se passer comme ça…

— Laisse-moi tranquille ! Laisse-moi tranquille, merde !

Et elle part comme une furie, retourne au soleil avec les autres.

Bon. Cette liaison est une affaire réglée. Jim ne comprend pas pourquoi c’est terminé, ni pourquoi ça a commencé, mais… Oh, bon. Embrouillé, frustré, en colère, il retourne sur le terrain de jeu. Derrière le groupe de copains assis, Virginia discute avec Arthur ; puis, au grand soulagement de Jim, elle s’éloigne avec Inès et elles s’en vont à la trace.

Mais les sentiments engendrés par la dispute ne disparaissent pas, eux ; le monde réel s’est réintroduit dans l’après-midi de Jim, et la rage rend le Whopper difficile à digérer. La mauvaise humeur de Virginia vient s’ajouter aux autres emmerdements plus sérieux de ces derniers jours, crée une violente fermentation, un besoin de rendre les coups d’une manière ou d’une autre…

Quand Arthur se lève pour partir, Jim s’approche de lui.

— Arthur. Tu parlais d’un vrai travail de résistance. Quelque chose de plus sérieux que l’affichage.

Arthur s’immobilise et le dévisage.

— C’est exact. Et tu as appelé, l’autre jour. Je me demandais si tu ferais jamais plus.

Jim hoche la tête.

— Il fallait que j’y réfléchisse. Mais je veux faire quelque chose. Je veux apporter ma contribution.

— Il y a une opération en train, confesse Arthur. C’est beaucoup plus sérieux, cette fois.

— Ce que tu as déjà mentionné ? Le sabotage des usines d’armement ?

Arthur le dévisage encore plus longuement.

— C’est exact.

— Laquelle ?

— Je préfère ne pas le dire jusqu’à ce que le moment soit venu.

Et le regard d’Arthur se fait vraiment pénétrant. Ils savent tous deux ce que ça signifie : Jim doit s’engager à saboter n’importe laquelle des compagnies d’armement du C. d’O., y compris, sans doute, la Laguna Space Research. L’entreprise de son père.

— Très bien, fait Jim. Personne sera blessé ?

— Personne à l’intérieur des usines. Nous pourrions être blessés – ils ont des systèmes de sécurité costauds dans ces endroits-là. C’est dangereux, je tiens à ce que tu le saches.

— D’accord, mais personne à l’intérieur.

— Non. C’est l’éthique de la chose. Si on s’y prend d’une autre manière, on devient juste un belligérant de plus.

Jim acquiesce.

— Quand ?

Arthur jette un coup d’œil aux alentours pour s’assurer qu’ils sont toujours tout à fait seuls.

— Ce soir.

Le Whopper se rebiffe légèrement dans l’estomac de Jim.

Mais c’est sa chance. Sa chance de donner un sens quelconque à sa vie, de se venger de… tout. D’individus, bien sûr – de son père, de Virginia, de Humphrey, de ses élèves –, mais il ne pense pas à eux, pas consciemment. Il pense à l’orientation nocive que son pays a adoptée depuis si longtemps, malgré toutes ses protestations, tous ses votes, toutes ses convictions les plus profondes. Au mépris des besoins du monde, tirant profit de sa misère, entretenant la peur afin de vendre davantage d’armes, de s’emparer de davantage de marchés, de posséder davantage de choses, de faire plus d’argent… C’est ça, l’Amérique. Et il n’y a par conséquent pas d’autre choix possible que l’action, désormais, une forme réelle et tangible de résistance.

— O.K. ! fait Jim.

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