25

Alors qu’ils filent sur le rail de la 405, ils bavardent, assis sur les trois rangs de sièges de la voiture de Humphrey. Sandy, écroulé dans le fauteuil du passager à l’avant, se borne à sourire ; il a l’air rétamé, comme s’il prenait un peu de repos avant de replonger dans le bain à La Jolla.

Humphrey leur raconte une virée à Disneyland qu’ils ont faite, lui, Sandy et quelques autres.

— Ça faisait à peu près trois quarts d’heure qu’on faisait la queue devant Mr Toad Wild’s Ride quand Chapman est devenu barje. On l’a vu venir – on était tous là comme ça à attendre, vous voyez, on patientait et on avançait avec la file, et d’un seul coup ses yeux lui sont sortis de la tête et il a eu cet air heureux qu’il prend quand il vient d’avoir une idée. (Les autres rient.) Ouais, ouais, montre-nous comment tu fais, Sandy ! (Et le Sandy, à moitié endormi, leur affiche une parfaite réplique de l’expression en question.) Alors il fait d’une voix vraiment lente : « Vous savez, les mecs, un tour de ce truc ne dure que deux minutes à peu près. Dix minutes maxi. Et ça fait une heure qu’on est tous là à attendre devant. Ça fait un rapport de trente contre un entre l’attente et le tour de manège. Et le tour de manège, c’est juste un wagonnet rapide qui traverse des hologrammes dans le noir. Je me demande… Est-ce que vous croyez… Est-ce qu’il se peut… que ce soit le plus mauvais rapport de Disneyland ? » Et il reprend cet air de dingue et il dit : « Je me demande, je me demande juste… lequel d’entre nous est capable de faire le plus mauvais rapport de toute la journée. » Et on se rend aussitôt tous compte qu’on vient de dégotter un nouveau jeu, un concours, vous voyez, et toute la journée est transformée, parce que c’est un jour minable à Disneyland, complètement saturé de monde, et là y a une véritable possibilité de faire des scores fantastiques ! Alors on baptise ça le Disneyland négatif et on s’accorde pour compter les points en fonction des attractions les plus stupides combinées aux plus mauvais rapports.

Les quatre à l’arrière n’arrivent pas à y croire.

— Tu déconnes.

— Non, non ! Parce que grâce à l’idée de Sandy on luttait plus contre la situation, vous voyez ? On courait dans tous les sens pour trouver les queues les plus longues possibles, excités comme si nous étions dans l’attraction elle-même et chronométrant tout avec nos montres, et chaque fois qu’on franchissait un nouveau tournant dans la file on voyait Sandy planté loin devant nous, dressé de manière imposante au-dessus des gosses, les yeux exorbités, avec son sourire, à accumuler ces monstrueuses attentes pour accéder à Dumbo l’éléphant, au Storybook Canal, à Casey Junior, au Sous-marin…

Le sourire de Sandy devient extatique.

— C’était un éclair de génie. Je le ferai plus, quelles que soient les circonstances, plus jamais.

— Et qui a gagné ? demande Jim.

— Oh, Sandy, bien sûr. Il a totalisé cinq heures et demie d’attente pour dix-huit minutes de tours de manège !

— Je peux faire mieux, s’empresse de déclarer Tashi. Merde, j’ai fait mieux au Disneyland positif !

Sandy refuse de l’admettre, et ils prennent des paris pour la prochaine fois.

Ils quittent le C. d’O. et tracent à travers les immenses installations nucléaires de San Onofre, dix-huit sphères de béton entassées dans l’étroite vallée comme des bubons saillant d’une aisselle, lignes à haute tension tendues du sommet de tours alignées vers les quatre coins de l’horizon, aveuglantes lampes halogènes ou à vapeur de xénon ou de mercure qui mitraillent sphères, tours, édifices de soutien. « Camp Pendleton », annonce Jim, et ils entonnent tous en chœur.

« La Protection des précieuses ressources de la Californie ! » Comme le dit l’enseigne au néon. Le slogan est une plaisanterie ; hormis les installations nucléaires, les Marines ont passé contrat avec les villes du sud du C. d’O. pour acheminer tous leurs égouts vers un gigantesque centre de retraitement qui recouvre les collines au sud de San Onofre. Les réservoirs et les bunkers de béton évoquent une raffinerie de pétrole, et tout compte fait c’est aussi étendu que le complexe énergétique qui est au nord. Vient ensuite le terrain qu’ils ont loué pour l’usine de désalinisation qui fournit au C. d’O. la majeure partie de son eau ; ce qui implique un nouveau complexe de bunkers et de canalisations, presque impossible à distinguer des installations nucléaires, et toute une bande côtière bousillée par des amas de sel et divers réservoirs de traitement.

Ils traversent ensuite le super-campement destiné aux recrues de la marine, puis Oceanside, et voilà les précieuses ressources derrière eux. Après Oceanside, on dirait le C. d’O. monté sur montagnes russes, condomundo, mail et autopie identiques, brisés seulement par quelques petits marais morts dans les parties basses du trajet des montagnes russes. Oui, San Diego, de même que Riverside, Los Angeles, Ventura et Santa Barbara, n’est rien de plus qu’une extension du C. d’O…

Ils sortent sur La Jolla Drive et tracent à l’ouest, contournent la mégaversité jusqu’à La Jolla Farms Road. Là, ils sont arrêtés par le portail de sécurité, Sandy appelle ses amis, ils entrent. La Jolla Mansion Road, ça devrait s’appeler ; la route des châteaux, pas celle des fermes. Ils suivent lentement la piste qui longe une longue série de demeures de plusieurs millions de dollars, toutes des résidences unio-familiales. Abe, qui vit dans une annexe de la maison de ses parents sur Saddleback Mountain, n’est pas impressionné, mais les autres ouvrent de grands yeux. Humphrey adopte son attitude d’agent immobilier et fait des estimations de valeur, de remboursements d’emprunts et autres choses du même acabit avec des accents religieux.

La maison des amis de Sandy est située presque au bout de la rue, en bordure d’océan, c’est-à-dire au bord de la falaise en cours d’effritement de Torrey Pines Cliff. Ils parviennent difficilement à se garer, se présentent à la porte et ne sont autorisés à entrer qu’après que Bob Tompkins, l’ami de Sandy, est venu et a donné son accord. Bob a la quarantaine, bronzé, cheveux d’or, traits parfaits, vêtements coûteux. Il serre la main de tout le monde, les fait entrer, les présente à Raymond, son partenaire. Raymond est – si possible – encore plus parfait que Bob ; ses dents feraient un excellent coupe-papier. Peut-être ont-ils débuté dans la chirurgie esthétique.

Mais les deux hommes sont désormais associés dans la vente à grande échelle de drogues douces, et cette fête est en quelque sorte destinée aux représentants sur le terrain. Sandy distingue pas mal de gens qu’il connaît. Il se met à jouer les balles de ping-pong de l’un à l’autre, et, plutôt que de le suivre, ses amis du C. d’O. attrapent des verres et sortent sur la pelouse au bord de la falaise, qui s’étend sur trois niveaux en terrasses à quelque cent ou cent vingt mètres au-dessus de la mer noire. Ils ont une vue parfaite sur la courbe de la colline de La Jolla qui s’avance dans les eaux sombres, ses étincelants hôtels en gratte-ciel se reflétant comme flammes dans la baie entre les deux ; et au nord s’étire toute la courbe de la côte sud-californienne, blanche masse de lumière pulsatile. Un light-show de première, on a là.

C’est une fête de grande classe. Parmi les invités éparpillés sur la pelouse se trouvent quelques Lagunatiques de leur connaissance, et ils se mettent allègrement à boire, discuter et danser.

Jim remarque Arthur qui disparaît dans l’escalier de bois qui descend vers la plage en contrebas - derrière, était-ce Raymond ? Arthur s’est montré vraiment caustique à propos des demeures sur cette rue, et le voir avec Raymond surprend assez Jim.

Depuis leur raid contre la Parnel, Jim n’a pas cessé d’interroger Arthur, et Arthur n’a pas cessé d’éluder ses questions. « Il est préférable que Jim n’en sache pas trop », affirme Arthur. Jim est au fait de la théorie des cellules révolutionnaires, d’accord, mais il lui semble un peu excessif d’ignorer jusqu’au nom du groupe dont il fait partie. Bien sûr, c’est une juste cause, mais quand même… Quant à Arthur – eh bien, qui sait exactement pourquoi il les a accompagnés ce soir ? Il ne ferait pas ça en temps ordinaire. Et il a dit une fois que son équipement lui venait « du Sud »… Se pourrait bien que Raymond se serve du trafic de drogue comme couverture… Bon, ça serait dingue, mais…

La curiosité de Jim est en éveil. Il se hasarde sur les degrés de bois, descend dans l’obscurité.

L’escalier va de plate-forme en plate-forme, dévale la falaise de grès escarpée : d’épaisses planches sont clouées à des chevrons parallèles boulonnés à des poteaux téléphoniques scellés dans le flanc de la falaise, et la structure entière est peinte d’une couleur vive, jaune, rose ou orange, difficile à dire dans le noir. Une couleur du spectre, sans aucun doute. Des cristallines et quelques arbres buissonnants ont été plantés tout autour de l’escalier dans une tentative partiellement couronnée de succès pour stopper l’érosion. Après un passage à travers un épais massif d’arbustes, l’escalier se poursuit dans un tunnel de feuillage taillé et, plus loin, sur la plate-forme suivante, Jim aperçoit deux silhouettes sombres debout. Au-dessus d’elles, des haut-parleurs stéréo tournés vers l’ouest défient le grondement régulier du ressac avec la fin majestueuse de l’Oiseau de feu, à plein volume.

Intrigué et enhardi par la musique, Jim quitte l’escalier en se faufilant vers les cristallines. Oh, c’est plus rapide que ça n’en a l’air ! Mais il arrive à trouver des prises pour ses pieds, et il descend très lentement à travers les buissons. Les bruits qu’il peut faire sont couverts par les vagues en dessous et la musique en dessus, qui a basculé de l’Oiseau de feu à Siberian Khatru, éclatante guitare perforant la nuit et entraînant la basse liquide dans un délirant voyage erratique. Fantastique. Le dernier enchevêtrement d’arbustes au-dessus de l’escalier est juste au-dessus de la plate-forme, impeccable. Jim se tortille pour descendre à travers les branches basses, glisse sur des cristallines et se retrouve arrêté par la fourche de deux grosses branches. Côtes un peu comprimées. Hmmm. Comme qui dirait, il est un tantinet coincé, là. D’un autre côté, il est juste au-dessus de la plate-forme, et les deux silhouettes, assises sur la rambarde à regarder la faible tapisserie noire et blanche des vagues en contrebas, sont à portée d’oreille. Voudrait pas être tellement plus près, en fait. Jim renonce à se débattre pour se dégager, se résigne à l’humidité salée de son perchoir, se concentre pour écouter.

Arthur semble être en train de faire un rapport, quoique le mugissement du ressac rende difficile d’entendre quoi que ce soit.

— Ce qui sort de… la campagne a acquis son propre élan… fournir du matériel et donner… faire sur une nuit… plus grosse opération qu’il n’y en a vraiment.

— Est-ce que l’un de tes krkrkrkrkrkrkrrr ? demande Raymond.

— … suppose, enfin, de toute manière. Ils ne savent rien.

— C’est ce que tu supposes.

— J’en suis pratiquement sûr.

— Et tu penses qu’une action concertée pourrait attirer les gens que nous recherchons ?

— Ça se tient, non ? Ils krkrkrkrkrkrkrrr.

— Peut-être bien. Peut-être bien. (Raymond descend d’un bond et arpente nerveusement le plancher de la plate-forme, les yeux levés en plein vers le bouquet d’arbres qui retient Jim.) Si cela se produit, nous pourrions passer un sale moment avant de le savoir. D’être sûrs.

Arthur tourne maintenant le dos à Jim, et Jim ne distingue pas du tout sa voix. Mais il entend la réponse de Raymond :

— Ça serait un moyen de s’en assurer, évidemment. Mais ça pourrait être dangereux, je veux dire que quelques-uns d’entre vous pourraient très bien disparaître.

Jim sent sa gorge et son estomac se nouer. Disparaître ?

Son coefficient de paranoïa monte en flèche vers les mégapynchons, la compréhension du sens de son aventureux sabotage en compagnie d’Arthur se dérobe sous ses pieds comme une trappe, le laissant là à pendouiller comme, eh bien, oui, comme un type suspendu à un arbre à flanc de falaise. Ses côtes commencent à protester vigoureusement. Mais il n’a résolument pas envie de bouger avant qu’Arthur et Raymond s’en aillent.

Soulagement pour ses côtes et frustration pour sa curiosité grandissante arrivent sous la forme de fêtards grimpant l’escalier depuis la plage. Raymond les salue d’un air enjoué, et lui et Arthur remontent avec eux. Jim se retrouve bientôt seul avec Torrey Pines Cliff ; dans son arbre. Il adorerait prendre son temps et réfléchir à ce qu’il vient d’entendre, le débrouiller un peu, mais ses côtes protestent à cette idée et il tente de se dégager. Bras en l’air, mains sur les branches de chaque côté, une poussée. Cela le rend libre de dégringoler de l’escarpement broussailleux, il laisse filer les branches lorsque ses bras commencent à s’arracher à leurs cavités articulaires, et une branche lui taillade une oreille au passage, il glisse vers le bas, et hop, se retourne dans les cristallines et s’agrippe, fouissant à grands coups de pied, vlan, vlan, vlan ! Bloqué, Dieu soit loué ! Sous lui, ça devient nettement plus abrupt, presque vertical en fait. Tous les signaux d’alarme s’éteignent dans le corps de McPherson, il persuade avec grande difficulté une de ses mains de lâcher prise, la raccroche trente centimètres plus haut en direction de l’escalier. Avec les pieds, la tâche est plus ardue, besoin de protubérances ou de touffes de cristallines, ce truc est en général salement glissant, mais il ne s’en plaint pas ; sans ça, il ne ferait plus qu’un avec les blocs de grès sur la plage, encore à quelque soixante mètres en contrebas. Prudemment, il effectue encore une dizaine de changements de prises à provoquer un arrêt du cœur, et traverse jusqu’à l’escalier. L’empoigne, se hisse sur la rambarde et bascule par-dessus. Un groupe qui descend les degrés le surprend au moment où il achève de faire la culbute vers la sécurité, et rit de son évidente ébriété.

— On est tombé, hein ? Viens avec nous en bas, nager te dessoûlera.

— Il est assez sobre pour nager ?

— Sûr, un bon coup d’eau salée lui fera du bien.

Jim répond avec tout le calme qu’il est capable de rassembler. Ça sera un bon moyen de laver un peu la terre et les traces de cristallines écrasées qu’il a sur les mains et le visage. Ils descendent jusqu’à la plage, se déshabillent, marchent vers l’eau. L’assaut des blanches, presque phosphorescentes, vagues sur ses chevilles est agréable. C’est froid mais loin d’être aussi pénible qu’il s’y attendait. Il court dans l’eau, plonge dans les glaciales vagues salées. Une grande claque, qui nettoie et rafraîchit. Les brisants le font tomber et il s’abandonne. Peut-être que Tashi tient quelque chose avec son idée de surfer la nuit. Jim effectue un peu de body-surf décousu dans la crique.

Ce faisant, il se cogne à une jeune femme du groupe ; elle pousse un petit cri, s’accroche à lui, le corps incroyablement chaud dans la fraîcheur de l’océan. Jambes nouées autour de sa taille, bras autour de son cou, un rapide baiser, whaow ! Puis le choc d’une vague les détache et la voilà partie, il n’arrive pas à la retrouver.

Il nage de-ci de-là à sa recherche, sans succès, a trop froid, sort de l’eau et remonte la plage. Exceptionnel rafraîchissement. Remarquablement chaud, dehors. De superbes femmes nues émergent de l’écume et viennent vers lui, lui donnent l’une de leurs serviettes, se sèchent devant lui. Que pourraient-elles être ? Dryades ? Néréides ?

Une certaine qualité de la rencontre dans les eaux sombres a précipité quelque chose en lui ; rien à voir avec son habituelle lubricité, absolument rien. Les autres se rhabillent, il se rhabille. Remontée de l’escalier, retour à la fête. Pas le temps de mettre de l’ordre dans ses idées ; mais une partie de lui-même se souvient…

Tout en haut, des gens dansent dans trois pièces. Tashi et Abe sont dans l’une, guinchant sur une « drague de plage », danse conçue comme une suite de bonds de pogo.

— T’es allé nager ? demande Abe, haletant.

— Ouais. Avec une petite expérience mystique en plus.

Et une grande conversation mystérieuse. Jim se joint aux danseurs. Passent The Wind’n Sea Surf Killers, qui chantent leur dernier tube, Dance Till Your Feet Are Bloody Stumps, « danse jusqu’à ce que tes pieds se réduisent à des moignons sanglants ». Parfait.

Et la fête se déroule comme toutes les fêtes. Jim n’arrive à aucun moment à identifier son amour océanique. Vers 3 heures, il se sent très fatigué, et peu enthousiaste à l’idée de prendre un quelconque remontant chimique. Non. Il s’assied dans un beau fauteuil de cuir dans la pièce de devant, d’où il peut apercevoir l’entrée. Des tas de gens entrent et sortent.

Humphrey et Tash viennent s’asseoir avec lui et ils parlent de San Diego. Humphrey aime l’endroit à cause de toutes les affaires qu’on peut faire à Tijuana.

— Naturellement ! s’écrie Abe en les rejoignant et en s’asseyant par terre. Vous devriez voir Humphrey à Tijuana ! Il vous pressure les commerçants à tel point que ça en devient incroyable. « Deux cents pesos, merde, vous blaguez ! Je vous en offre dix ! »

Les autres s’esclaffent d’entendre Abe imiter à la perfection les accents d’indignation et de délectation de Humphrey. Humphrey opine du chef avec un grand sourire.

— Ouais.

— J’vous assure, ces pauvres gens ouvrent le samedi matin, et la première chose de la journée qu’ils voient leur tomber dessus, c’est Humphrey, et pour eux c’est comme un désastre, ils savent qu’ils vont finir par vendre la moitié de leur stock pour une poignée de pesos.

— Vaut mieux voir un bandit armé se pointer à la porte, ajoute Tash.

— Meilleure affaire…

— Moins pénible…

Plus sûr…

Arthur se pointe. Ils restent assis à attendre Sandy. Jim observe discrètement Arthur, qui a le même air que d’habitude. Pas d’indices de ce côté-là.

Загрузка...