79

Tôt cet après-midi-là, Dennis McPherson découvre qu’il est mis à la retraite d’office. Congédié. Viré. La nouvelle lui parvient sous la forme d’une lettre fraîchement dactylographiée et sèchement tournée qui émane de Lemon. On lui accorde deux mois de préavis, naturellement, mais compte tenu de ses jours de vacances accumulés et de ses droits à des congés maladie… Et étant donné qu’il ne lui reste plus rien sur quoi travailler, puisque c’est quelqu’un d’autre qui supervise le transfert du programme Foudre en Boule vers les usines de Floride – manœuvre dénuée de sens et à vrai dire stupide pour autant que McPherson le sache –, eh bien… Rien qui le retienne ici. Rien du tout.

Il s’en assure en faisant un rapide calcul de ses jours de congé sur la calculatrice de sa console. Nan. En fait, ils lui doivent quelques jours. Mais au bout de vingt-sept ans de travail dans la maison, quelle importance ?

Il demande hébété qu’on lui fasse monter une caisse et y rassemble ses quelques affaires personnelles. Il confie la caisse à Karen, sa secrétaire, pour qu’elle la lui poste. Elle a pleuré. Il lui accorde un bref sourire, trop distrait par ses propres pensées pour réagir comme il faudrait. Elle lui apprend que Dan Houston a été renvoyé aussi.

— Ach, fait-il. (Ça par-dessus tout le reste ; moche pour Dan.) Je pense que je vais rentrer maintenant, déclare-t-il au mur du bureau.

L’enchaînement automatique précipité de ses actes lui procure un instant de satisfaction ; il est en route vers la sortie quand Lemon sort de l’ascenseur et dit : « Dennis, laissez-moi vous parler », avec cet aplomb mécanique de patron dans les accents rauques de sa voix, cette certitude qu’on fera forcément ce qu’il demande.

Et sans un regard en arrière McPherson continue de marcher, passe la porte et emprunte l’escalier qui mène au parking.

En sortant dans sa voiture, il ne remarque même pas l’enseigne fondue de la compagnie.

Pilotage automatique jusqu’à la maison, comme lors de tant d’autres jours de son existence. Il est impossible de croire que cette fois-ci est la dernière. On circule beaucoup mieux à cette heure de la journée. Le seul véritable embouteillage est à hauteur de l’échan-geur entre la Laguna Freeway et la Santa Ana Free-way. Sur Redhill, les rues ont l’air désertes et mal éclairées, comme un mauvais décor de cinéma représentant la ville. Pareil avec Morningside, et avec sa maison.

Lucy est sortie. A l’église. Dennis s’assied à la table de la cuisine. C’est drôle comme à aucun moment il ne lui est venu à l’esprit pendant qu’il se bagarrait sur le programme Abeille-Tempête que c’était son boulot qu’il défendait. Il pensait ne se battre que sur le programme…

Il reste assis dans la cuisine et fixe stupidement la salière et la poivrière. Il est hébété ; il a même conscience d’être hébété. Mais c’est comme ça qu’il se sent. « Laisse s’exprimer tes sentiments », dit sans cesse Lucy. Bien. C’est le moment de surmonter un choc profond, là. De plonger en plein abrutissement.

C’était bien, la façon dont il a passé son chemin devant Lemon. Juste comme il avait toujours eu envie de le faire. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien avoir en tête quand ils ont décidé de transférer le programme Foudre en Boule en Floride ? Ça va tout bonnement foutre en l’air le travail qu’ils étaient en train de faire sur les faisceaux phasés ; et s’ils étaient arrivés à mettre ça au point…

Mais stop. Il pousse un petit rire. Une habitude mentale. Travailler sur les problèmes à domicile, en rêvant devant cette table.

A quoi va-t-il réfléchir, maintenant ?

Il résout la question en ne réfléchissant plus à rien.

Lucy rentre. Il la met au courant. Elle s’assied brutalement.

Il détache les yeux de la table, lui lance un regard : Alors ? C’est ça… Rien à faire. Elle tend le bras par dessus la table et pose sa main sur la sienne. Stupéfiant comme le langage intime d’un vieux couple marié peut être expressif.

— Tu trouveras un autre travail.

— Hon.

Ça ne lui était pas venu à l’esprit, mais à présent il en doute. Ce n’est vraisemblablement pas un profil de carrière susceptible de trop impressionner les gens du secteur de la Défense.

Lucy perçoit la négation dans son grognement et va vers l’évier. Se mouche. Elle a du chagrin.

Elle revient, dit d’une voix enjouée :

— Nous devrions aller chez nous du côté d’Eureka. Ça te ferait du bien de t’éloigner. Et nous n’avons pas vu ce terrain depuis l’année où il a brûlé. Peut-être est-il temps de construire cette cabane dont tu parles.

— Et l’église ?

— Je peux me faire remplacer par Helena. Ça serait agréable de prendre des vacances. (Elle est sincère ; elle adore voyager.) Autant tirer tout le profit possible de la situation. Les choses vont s’arranger.

— Je vais y réfléchir.

Entendant par là : « Ne m’embête pas avec ça en ce moment. »

Aussi n’insiste-t-elle pas. Elle commence à préparer le dîner. Dennis la regarde travailler. Les choses vont s’arranger. Eh bien, il a toujours Lucy. Ça, ça ne va pas changer. Pauvre Dan Houston. Elle n’arrête pas de renifler. Il sourit presque : elle déteste l’idée d’une cabane sur la côte nord de la Californie, loin de toutes ses amies. Ça a toujours été son idée à lui. Construire une cabane entièrement de ses propres mains, soigner le travail. Il doit y avoir des églises là-haut, elle se ferait de nouvelles amies en l’espace d’une semaine. Et lui… Bon, ça n’a pas d’importance. Il n’a pas d’amis ici, pas vrai ? Aucun qui vaille d’être mentionné, en tout cas – un ou deux collègues, pour la plupart partis depuis longtemps dans d’autres entreprises, sortis de sa vie. « Je devrais appeler Dan Houston. »

Alors ça ne changerait rien, s’ils étaient du côté d’Eureka. Il aimait beaucoup cet horizon de côtes rocheuses couvertes d’arbres, ces étendues salées isolées et nues.

— Nous pourrions aller y faire un tour, en tout cas, dit-il. L’année est trop avancée pour qu’on commence à construire. Mais nous pourrions repérer les lieux, et nous promener un peu.

— C’est juste, dit Lucy, qui regarde fixement l’intérieur du réfrigérateur. On pourrait en faire de vraies vacances. Faire toute la côte en voiture.

— S’arrêter à Carmel le premier soir.

— J’aime bien cet endroit.

— Je sais.

L’affection monte en lui comme une sorte de… comme un spasme de chagrin. A mesure qu’il sort de sa torpeur, il s’embrouille dans ses sentiments. Il ne sait pas exactement ce qu’il ressent. Mais il y a cette femme en face de lui, sur laquelle il peut compter pour toujours, toujours, toujours présenter le bon côté des choses. Quelque effort qu’il lui en coûte. Toujours. Il ne la mérite pas, se dit-il. Mais elle est là. Il rit presque.

Elle lui jette un coup d’œil circonspect, lui fait un petit sourire. Peut-être peut-elle sentir ce qu’il éprouve. Elle va s’affairer sur le plan de travail à côté du fourneau. Avec comme un zèle artificiel, ça lui rappelle la L.S.R. « Ach, n’y pense plus. N’y pense plus. » Vingt-sept ans.

Au moment où Lucy apporte la casserole fumante, le téléphone sonne.

Elle répond, dit d’une voix incertaine :

— Oui, il est là.

Elle tend le téléphone à Dennis d’un air apeuré.

— Allô ?

— Dennis, Ernie Klusinski.

Un des amis-collègues de Dennis, perdu de vue de longue date, et qui travaille maintenant pour Aerojet à La Habra.

— Oh, salut, Ernie. Comment ça va ?

Une cordialité peu naturelle dans la voix, il s’en aperçoit.

— Bien. Ecoute, Dennis, le bruit a couru ici de ce qui s’est passé aujourd’hui à la L.S.R., et je me demandais si ça te dirait de venir déjeuner avec moi et ma patronne, Sonja Adding, pour en quelque sorte discuter de tout ça. Pour examiner les possibilités, tu vois, voir si tu éprouves quelque intérêt pour ce que nous faisons ici. (Pause.) Si tu es intéressé, naturellement.

— Oh, je suis intéressé, dit Dennis, qui réfléchit à toute vitesse. Ouais, c’est vraiment gentil de ta part, Ernie, j’apprécie le geste. Euh, une chose cependant… (Il hésite, se décide.) Lucy et moi avions projeté des vacances sur la côte. Etant donné l’occasion, tu vois. (Ernie rit de sa faible saillie.) Alors on pourrait peut-être faire ça à mon retour ?

— Oh bien sûr, bien sûr ! Pas de problème là-dessus. Passe-moi juste un coup de fil quand tu seras rentré, et on arrangera ça. J’ai parlé de toi à Sonia, et elle désire te rencontrer.

— D’accord. Ça serait bien. Merci, Ernie.

Ils raccrochent.

Toujours plongé dans ses réflexions, Dennis regagne la table. Contemple son assiette, la casserole qui fume doucement.

— C’était Ernie Klusinski ?

— Oui, c’était lui.

Ça a été une étrange journée.

— Et qu’est-ce qu’il voulait ?

Dennis lui adresse un sourire en coin.

— Il chassait des têtes. La rumeur a couru qu’on m’avait rendu ma liberté, et la patronne d’Ernie a envie de me parler. Peut-être de m’engager.

— Mais c’est magnifique !

— Peut-être. Aerojet travaille sur les lasers basés à terre, la phase six de la D.M.B. – je n’aimerais pas du tout me retrouver mêlé à ça.

— Moi non plus.

— C’est une sacrée perte de temps ! (Il secoue la tête, revient au sujet de la conversation.) Mais c’est une boîte importante, il s’y passe des tas de choses. Si je pouvais entrer dans le bon département…

— Tu verras ça quand tu leur parleras.

— Oui. Mais… (Comment dire ça ? Il ne le comprend pas lui-même.) Je ne sais pas… Je ne sais pas si j’ai envie de replonger là-dedans. Ça serait continuer de faire la même chose. Toujours la même chose.

Il n’est pas sûr de ce qu’il éprouve. C’est bien d’être désiré, vraiment bien. Mais en même temps il ressent une sorte de désespoir, il se sent piégé – c’est sa vie, son travail, il n’y échappera jamais. Ça n’arrêtera jamais.

— Tu pourras régler ça quand tu les verras.

— Oui. Oh. Je lui ai dit que nous partions quelque temps en vacances.

— J’ai entendu ça.

Lucy sourit.

Dennis hausse les épaules.

— Ça serait bien qu’on voie notre propriété. (Il mange un instant, s’interrompt. Claque sa fourchette sur la table.) Ça a été une journée étrange.

Ce soir-là, ils font leurs valises et préparent la maison, exécutant un rituel de prédépart vieux de trente ans. Les idées de Dennis sont éparpillées et confuses, ses sentiments passent de l’incrédulité à la blessure, de la fureur à la torpeur, de l’amertume à une sorte de jouissance anticipée haletante, une impression de liberté. Il n’est pas obligé d’accepter le travail chez Aerojet, si on y regarde bien. D’un autre côté, il est libre de le faire. Il n’y a plus rien de certain. Tout peut arriver. Et il n’aura plus jamais à s’occuper de Foudre en Boule ; il n’aura plus jamais à supporter les rebuffades de Stewart Lemon. Plus jamais. Difficile à croire.

— Bon, il faudrait que j’appelle Dan Houston.

Il le fait à contrecœur, et il est plus soulagé qu’autre chose de tomber sur le répondeur. Il laisse un court message suggérant qu’ils se voient à son retour, et raccroche, songeur. Pauvre Dan, où est-il en ce moment ?

Lucy appelle Jim. Pas de réponse. Et son répondeur n’est pas branché.

— Je me fais du souci pour lui, dit-elle en faisant nerveusement une valise.

— Laisse-lui un mot sur l’écran de la cuisine. Il le trouvera quand il passera.

— D’accord. (Elle ferme la valise.) J’aimerais bien savoir… ce qui ne va pas chez lui.

Lui-même ne sait pas ce qui ne va pas chez lui, dit Dennis.

Il en veut encore à Jim d’être parti avant le dîner, la veille au soir. Ça a contrarié Lucy. Et c’était une discussion stupide ; Dennis s’étonne d’avoir pu parler autant qu’il l’a fait, surtout avec quelqu’un qui n’en savait pas assez pour comprendre. Même s’il devrait comprendre ! Il devrait. Enfin… Son fils est un cas. Une énigme.

— Ne nous en faisons pas pour lui ce soir.

— Très bien.

Dennis charge le coffre de la voiture. Au moment où ils se couchent, Lucy demande :

— Tu crois que tu vas prendre cette nouvelle place ?

— On verra ça en rentrant.

Et le lendemain matin à 5 heures, leur heure de départ traditionnelle, ils sortent de l’allée en marche arrière et tracent jusqu’à la Santa Ana Freeway, puis bifurquent vers le nord, et ils quittent le Comté d’Orange.

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