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Lucy regagne le duplex et arpente la chambre sans but. Dennis doit rentrer de Washington tard dans la soirée. Jim a cours. Elle pleure un peu.

— Oh, Lillian…

Puis elle va enfiler ses chaussures.

— Faut s’organiser, là.

Elle appelle les Keilbacher. Pas de réponse. Elle a enfilé son pull, prête à sortir… Mais pour aller où ? Elle téléphone à l’église. Le révérend a été appelé à l’extérieur, elle obtient son répondeur. Tout le monde est parti ! Le vicaire Sébastian, aussi incompétent que de coutume, répond au téléphone et reste sans voix en apprenant ce que Lucy lui transmet. Lillian et lui étaient proches, il se peut même qu’il ait été entiché d’elle. Aussi n’est-il d’aucun secours. Lucy finit par lui dire qu’elle va passer le prendre. Il est d’accord. Elle appelle ensuite Helena qui, Dieu soit loué, est chez elle, et lui apprend la mauvaise nouvelle. Helena n’arrive pas à y croire. Elle convient de retrouver Lucy à l’église.

Lucy conduit jusqu’à l’église sans rien voir. Elle a déjeuné avec Emma Keilbacher pas plus tard qu’aujourd’hui, et Emma n’a fait aucune allusion à un projet de sortie pour ce soir, non ? Tellement difficile de se souvenir en un tel moment. Et elle a travaillé avec Lillian hier à peine…

Elle s’interdit de penser à ce genre de choses, et se ressaisit avant de pénétrer dans les bureaux de l’église. Helena est déjà là, bénie soit-elle. Le vicaire, pâle et les yeux rouges, les ralentit en leur demandant de faire une prière, ce qui attise l’impatience de Lucy. Ils doivent trouver Emma et Martin.

Ils montent donc dans la voiture de Lucy, et elle les conduit chez les Keilbacher. Toujours personne.

— Je suppose qu’ils ont pu aller dîner en ville quand Martin est rentré…

— D’habitude, en semaine, ils vont chez Marie Callendar.

— Oui, c’est juste.

À elles deux, Lucy et Helena connaissent tous les restaurants qu’Emma et Martin peuvent fréquenter. Lucy les emmène donc chez Marie Callendar, mais ils n’y sont pas.

— Où, maintenant ?

Ils essaient au El Torito sur Chapman. Sans succès. Ils tracent jusqu’aux Trois Couronnes, puis chez Charlie ; les Keilbacher ne sont nulle part en vue.

Ils regagnent la maison. Pas de chance. Ça devient vraiment frustrant.

Après, il faut envisager la possibilité qu’ils soient allés chez des amis. Le vicaire Sébastian estime que téléphoner à droite et à gauche est une mauvaise idée, et ils se retrouvent donc à livrer une cauchemardesque série de visites à tous ceux des amis des Keilbacher qu’ils connaissent : à constater qu’ils ne sont pas là, à marquer un temps pour informer les amis en question, puis à reprendre la route.

Lucy commence à avoir l’impression de plus en plus forte qu’il faut qu’ils les trouvent, elle estime ça atroce, d’une certaine manière, que tant de gens soient au courant quand Emma et Martin sont toujours dans l’ignorance. Ils sont tous déçus, contrariés, inquiets ; il est difficile de décider de la marche à suivre ensuite.

— Vous pensez qu’ils ont déjà pu être mis au courant par la police ? demande Sébastian.

Lucy fait « non » de la tête.

— Abe est venu me voir directement, ils n’ont pas eu le temps, à mon avis.

Ils font tout le chemin jusqu’à Seal Beach, où les Jansen sont partis habiter, puis jusqu’à Irvine, et retournent à la maison, font un saut à l’église, puis au Cinéma 12 de Tustin… Sans résultat. Ils sont introuvables.

— Où est-ce qu’ils sont ? demande Lucy, irritée.

Helena et le vicaire, intimidés par la détermination de Lucy à les retrouver, sont à court d’idées.

Vaincue, Lucy n’a plus qu’à retourner chez eux, frustrée et perplexe. Où diable sont-ils passés ?

Elle se gare dans la rue en face du duplex des Keilbacher. Ils restent tous trois assis à attendre dans la voiture.

Il n’y a pas grand-chose à dire. L’ensemble du quartier est paisible. Les lampadaires, en haut, tremblotent. La rue, le caniveau, le rebord du trottoir, le trottoir, l’herbe, les maisons, tous tremblotent également, parasités par la couleur bleue de la vapeur de mercure : un monde gris, qui vacille légèrement. Ça fait drôle : c’est comme monter la garde pour quelque mystérieuse organisation, ou se livrer à un nouveau rituel qu’ils ne comprennent pas vraiment. « Tellement bizarres, songe Lucy, ces choses que la vie vous amène à faire. »

Des phares apparaissent au bas de la rue, et le cœur de Lucy fait un bond dans sa poitrine, comme s’il y avait dedans un petit enfant qui cherchait à s’échapper. La voiture se rapproche lentement. Tourne dans l’allée de la maison des Keilbacher.

— Ô, mon Dieu ! fait Helena, qui se met à pleurer.

Le vicaire l’imite.

— Dites donc, déclare Lucy d’une voix sévère en ouvrant sa portière et en entreprenant de sortir, c’est l’œuvre de Dieu que nous accomplissons là – nous sommes ses messagers, et c’est Dieu qui s’exprime maintenant, pas nous.

Et assurément cela doit être vrai, car voilà Lucy McPherson qui traverse la pelouse en direction des Keilbacher médusés, cette même Lucy qui fond en larmes lorsqu’on lui raconte les souffrances ou le sacrifice de quelqu’un, qui pleure quand on la regarde de travers – la voilà, aussi calme que faire se peut, plantée face à Emma et à Martin à qui elle apprend la nouvelle – aussi imperturbable qu’un médecin lorsqu’ils arrachent Emma de la pelouse pour l’emmener à l’intérieur. Et tout au long de cette horrible nuit, pendant qu’Emma est ravagée par un chagrin hystérique, pendant que Martin reste assis sur les degrés de la porte de derrière et contemple de légères empreintes de mains dans le béton, contemple n’importe quoi, c’est vers Lucy qu’ils se tournent pour faire du café, pour préparer la soupe, pour soutenir Emma, pour voir avec la police, puis pour voir avec la morgue, et pour régler toutes les histoires auxquelles les autres sont incapables de faire face, tant ils sont secoués ; c’est vers Lucy qu’ils se tournent.

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