11

Dans son rêve, Jim arpente le flanc d’une colline couverte de ruines. Au pied des collines s’étend un lac noir. Les ruines se réduisent à des murets de pierre, et le coin est désert. Jim erre parmi les murs à la recherche de quelque chose, mais comme toujours ne parvient pas à se rappeler ce qu’il cherche. Il tombe sur un éclat de verre violet provenant d’un vitrail, mais il sait que ce n’est pas après ça qu’il en a. Un truc qui ressemble à un fantôme grossit au sommet de la colline pour tout lui dire…

Il se réveille dans son petit appartement de Foothill, où le soleil resplendit derrière la fenêtre. Il grogne, roule à terre. Voilà une gueule de bois, une vraie ! Qu’est-ce qu’ils ont cillé, la veille ? Hagard, il regarde autour de lui. C’est le bordel dans la chambre, literie et vêtements éparpillés dans tous les sens, comme si un arc-en-ciel s’était cassé la gueule et avait atterri dans la pièce.

Trois des murs de la chambre sont recouverts de grandes cartes du Comté d’Orange dues aux frères Thomas : l’une des années 1930 (faible tracé de routes), l’une de 1990 (moitié nord du comté résiliée, villes imbriquées les unes dans les autres ; moitié sud – les collines et les ranches Irvine et O’Neill – encore pratiquement vide), l’une de la toute dernière édition (la totalité du comté recouverte de réseaux et de surréseaux). « C’est comme garder des radios d’un cancer sur ses murs, s’est dit Jim plus d’une fois. Une tumeur de l’hyper-réalité. »

Tituber jusqu’à la salle de bains. Planté devant la cuvette des toilettes, il fixe une reproduction mal encadrée d’une vieille étiquette de cagette d’oranges. Les parois de la salle de bains sont ainsi tapissées.

Trois moines, qui goûtent des oranges près du monastère blanc. Derrière eux, de verdoyants vergers, et au loin des montagnes bleues couronnées de blanc.

Des Portolas, qui se dressent avec leurs drapeaux espagnols non déployés, silencieuses, sur une cime de Placentia.

Deux paons devant un château de Disneyland : « Le Rêve californien. »

Un petit bungalow au milieu des impeccables alignements verts d’une orangeraie en fleur.

Une belle Mexicaine, qui tient un panier d’oranges. Derrière elle, de verdoyants vergers, et au loin des montagnes bleues.

Tu n’as jamais habité là.

Les étiquettes, qui datent de la première moitié du xxe siècle, sont l’œuvre de l’imprimeur Max Schmidt et des artistes Archie Vazques et Othello Michetti, entre autres. Les couleurs intensément denses, exotiques, sont le produit d’un procédé nommé la zinco-graphie. Considérées dans leur ensemble, estime Jim, ces étiquettes forment la première et unique utopie du Comté d’Orange, vision collective d’une chaleur et d’un bien-être méditerranéens d’une saisissante vigueur art déco. Ah, quelle vie ! Jim tente de s’en représenter l’effet sur les malheureux paysans du Midwest, arrivant au grand magasin depuis leurs fermes à blé isolées, dans le contexte de la Dépression, avec des températures en dessous de zéro, les déserts de poussière – et là, au milieu des indispensables vivres dans leurs ternes caisses et boîtes, ces images de rêve en stupéfiants oranges, cobalts, verts, blancs ! Pas étonnant que le C. d’O. soit aussi peuplé. Ces étiquettes ont dû inspirer aux paysans en question l’envie pressante de se ruer vers l’Ouest. Et, à cette époque-là, on pouvait vraiment se rendre dans les contrées représentées sur les caisses (ou à peu près). Pour Jim, elles sont hors de portée. Il y vit, mais il en est infiniment plus éloigné.

Les utopies du passé ont toujours un petit quelque chose de triste. Jim passe un pantalon, enfile une chemise, traverse son appart à pas feutrés et ouvre la porte d’entrée.

Journée ensoleillée. En contre-haut se dessine l’autoroute, dont les piliers de soutènement descendent vers les cours ou les coins de rues. Un genre de grosse chose en béton, tapie là-haut dans le ciel, et qui traverse celui-ci de part en part. En fait, il s’agit de l’autoroute de Foothill, prolongée jusque dans le sud du C. d’O. au début du siècle. Les terres qu’elle devait alors traverser étaient totalement encombrées de banlieues, et les propriétaires locaux s’opposaient énergiquement à ce que l’on rachetât leurs maisons pour les démolir. La solution ? Faire de la nouvelle autoroute un viaduc, élément du réseau autopique aérien en cours de construction au-dessus des tronçons les plus congestionnés des autoroutes de Newport et de Santa Ana. La valeur marchande des maisons situées sous l’envolée de béton s’effondrerait, bien sûr, mais elles seraient toujours là, pas vrai ?

Désormais, c’est le lieu de résidence idéal pour les misérables en col blanc comme Jim, qui vivent dans des maisons de banlieue transformées en appartements. Là-haut, les voitures ne font même plus tant de bruit que ça. Et l’ombre portée de l’autoroute peut s’avérer fort bienvenue durant les torrides journées d’été, comme les agents immobiliers sont prompts à le rappeler.

Jim retourne à l’intérieur, le moral à zéro. La gueule de bois, perturbé. En absorbant ses céréales et son lait, il songe à Arthur Bastanchury. Un bon vieux nom basque, qui remonte aux bergers venus dans le C. d’O. à l’époque où James Irvine consacrait ses terres à l’élevage des moutons. Arthur conserve un petit côté basque : peau basanée, yeux clairs, mâchoire carrée. Et on a une longue et vigoureuse tradition de résistance active, là-bas, en Espagne. Sans parler du terrorisme.

Jim ne veut rien avoir à voir avec le terrorisme. Mais s’il est possible de réaliser autre chose – d’une autre manière… Il soupire, mange ses céréales, contemple son living-room. Qui le contemple à son tour.

Des livres partout. Les historiens du C. d’O., Friis, Mea-dows, Starr et autres.

Des volumes de poésie. Des romans. Des piles et des piles, de tout, partout.

Dans l’angle sous la fenêtre, le coin zen : natte, encens, bougies.

Des disques compacts en vrac sur une vieille console, sur une bibliothèque faite de briques et de planches.

Le bureau est enfoui sous le papier. Le canapé est en lambeaux, bambou et vinyle.

Du papier partout. Journaux, courrier, coupures.

Un poème est une liste de courses.

Nous consommons notre culture tous les jours.

Quel goût tu lui trouves ?

Oups ! Quelqu’un a oublié de faire la vaisselle.

Personne ne s’inquiète s’il y a un peu de poussière, de toute façon.

— Nous estimons que les sommes proprement ahurissantes d’argent et d’efforts humains (qui sont ce que l’argent concrétise, rappelle-toi) investies dans l’armement représentent le plus grand danger de notre temps, avait déclaré Arthur à Jim après leur expédition d’affichage éclair. Rien de ce que nous avons tenté par les canaux légaux de la politique américaine n’a jamais freiné le complexe militaro-industriel. Ils représentent la plus forte puissance de notre pays, et rien ne peut les arrêter. Nous souhaitions rester non violents, mais il était clair que nous devions agir, sortir de la politique. La technologie permettant d’attaquer les produits sans attaquer les producteurs était disponible, et nous avons décidé de l’utiliser.

— Comment peux-tu être sûr de ne blesser personne ? avait demandé Jim avec gêne. Je veux dire, ça commence toujours comme ça, non ? On veut pas être violent, et puis on se sent frustré, peut-être qu’on devient indifférent, et on tarde pas à basculer du côté du terrorisme. Je veux rien avoir à faire avec ça.

— Il y a une différence considérable entre le terrorisme et le sabotage, avait dit Arthur d’une voix tranchante. Nous recourons à des méthodes qui endommagent le plastique, les programmes et divers matériaux de construction composites sans faire courir de risques aux individus. Puis nous sélectionnons les programmes de déstabilisation des armes que nous estimons être les meilleurs et, bon Dieu, nous nous en servons ! Peut-être pourrai-je entrer davantage dans le détail plus tard. Mais nous sommes patients, tu vois. Nous n’allons pas nous lancer dans l’escalade simplement parce que nous n’obtenons pas de résultats immédiats. Ça peut prendre vingt ans, quarante ans, et nous en sommes conscients. Et nous avons pris l’engagement absolu de veiller à ce que personne ne soit physiquement blessé. Pour nous, c’est vital, tu vois. Si nous ne nous y tenons pas, nous allons devenir purement et simplement un autre élément de la machine de guerre, un stimulus pour l’industrie de sécurité policière ou je ne sais quoi.

Jim avait acquiescé, intéressé. Ça tenait debout.

Maintenant, alors qu’il prend son petit déjeuner, il en est moins sûr. Dans la nuit de l’opération affichage, il a déclaré à Arthur que ça l’intéressait de donner un coup de main, et Arthur lui a dit qu’il le recontacterait. C’était quand ? Une semaine plus tôt ? Deux semaines ? Difficile à dire. Arthur ramènera-t-il le sujet sur le tapis ? Jim n’en sait rien, mais ça le met mal à l’aise.

Contrarié, il décide de méditer. Il s’assied dans son coin zen et allume un bâtonnet d’encens. Préparation au zazen ; faire le vide dans son esprit. Ne pas penser, juste s’ouvrir. Regarder le soleil traverser la douce fumée qui s’élève.

Le côté ne-pas-penser est difficile, sacrément difficile. Se concentrer sur sa respiration. Inhaler, exhaler, inhaler, exhaler, inhaler, exhaler, oui, il était en train d’y arriver. « Oups. Raté. Recommence. » Il a dû décrocher cinq ou dix secondes, quand même. Pas mal. « Chht ! Essaie encore. Inhale, exhale ; inhale, exhale, inhale, exhale ; me demande contre qui jouent les Dodgers aujourd’hui oups, inhale, exhale, inhale, exhale, jolie volute de fumé chht ! inhale, qu’est-ce que c’est qu’il y a dehors ? Ah merde. Pense pas, pense pas, d’accord je pense pas, je pense pas, je pense pas, regarde un peu tout ce que je pense pas !… Oh. Bon d’accord. On inhale ? On exhale ? »

Ça ne sert à rien. Jim McPherson doit être le bouddhiste zen le plus allumé de l’histoire. Comment pourrait-il arrêter de penser ? Impossible. Ça ne lui arrive même pas quand il dort !

Enfin, il y est quand même arrivé pendant une quinzaine de secondes, là. Mieux que certains matins. Il se lève, déprimé. Le matin, c’est particulièrement dur, pour lui ; ça doit venir d’un abaissement du taux de glucose dans le sang, ou de l’absence de ces drogues qu’il a coutume d’avoir dans le corps. Mais ce matin, c’est le pompon. Il est salement perturbé, salement abattu.

Tant qu’à faire, autant suivre le mouvement. Jim a sa « Symphonie super-pathétique », une confection de son cru réalisée à partir des quatre mouvements de musique symphonique les plus tristes qu’il connaisse. Il les a enregistrés dans l’ordre qui lui paraît le plus efficace. Vient d’abord la marche funèbre de la Troisième Symphonie de Beethoven, grandiose et enthousiasmante par sa résistance à la destinée, emplie d’un chagrin vif comme il se doit pour une ouverture. Puis vient le second mouvement de la Septième Symphonie de Beethoven, le morceau majestueusement solennel dont Bruno Walter a découvert que l’on pouvait le transformer en un chant funèbre si l’on ignorait les indications de Beethoven selon lesquelles il fallait le jouer allegretto et que l’on en faisait un adagio. Lourd, solennel, maussade, cadencé.

Le troisième mouvement est celui-de la Troisième Symphonie de Brahms, douceur et mélancolie, l’essence d’un octobre, toute la morosité de tous les automnes de tous les temps enveloppée dans une mélodieuse tristesse qui doit sa structure mélodique au précédent mouvement de la Septième de Beethoven. Jim apprécie ce fait, qu’il a découvert de lui-même ; cela transforme l’ensemble en la « Symphonie superpathétique » qu’il entendait obtenir.

Ensuite, le finale est constitué par le dernier mouvement de la Pathétique de Tchaïkovski, là on rigole plus, c’est là qu’on crache ses tripes ! Désespoir, tristesse, chagrin, toute la poignante misère de la Russie tsariste, les problèmes personnels de Tchaïkovski, le tout concentré en une dernière et épouvantable plainte. L’ultime carton.

Quelle symphonie ! Bien sûr, il y a un problème avec les armatures qui changent à la clé, mais Jim se fout complètement des armatures. Qu’il les ignore, et il peut alors rassembler toutes les impressions qui le dépriment et les chanter, et aussi les diriger, en errant à travers l’appart tout en tentant vaguement de faire un peu de ménage, en s’effondrant dans les fauteuils, en se tortillant violemment par terre, en agitant une baguette imaginaire, en se sentant de plus en plus cafardeux. Putain, ce qu’il est mal ! Il se sent si mal qu’il émerge ! Et lorsque tout est terminé, il se sent vidé. La catharsis a opéré. Tout va beaucoup mieux.

Il se sent même d’humeur à écrire un poème. Jim est poète, il est poète, il l’est il l’est il l’est.

Il trouve ça dur, quand même, parce que les collections de livres de poésie entassés sur les rayons de sa bibliothèque et son bureau encombré de saloperies contiennent tant de chefs-d’œuvre qu’il ne peut pas le supporter. Chaque frappe sur le clavier du vieil ordinateur est tournée en dérision par les volumes derrière et autour de lui, Shakespeare, Shelley, Stevens, Snyder, merde ! Il est impossible d’écrire encore de la poésie à l’heure actuelle. Les meilleurs poètes de sa propre époque font rire Jim de mépris, quoiqu’il les imite abondamment dans ses propres tentatives. Le post-modernisme, qui se désagrège dans son second demi-siècle – qu’est-ce que ça inspire d’autre qu’un haut-le-cœur ? Il faut faire du neuf, mais il ne reste rien de neuf à faire. Sacré problème, ça. Jim résout la question en écrivant des poèmes post-modernes qu’il espère post-post-modernes en les brouillant à l’aide d’un programme aléatoire. Le problème avec cette solution, c’est que les vers de la poésie post-moderne ont déjà l’air d’avoir été passés par un programme aléatoire, ce qui rend les expérimentations ultra-radicales de Jim difficiles à remarquer.

Mais l’heure est venue de réessayer. Une demi-heure à fixer l’écran vide, une demi-heure à pianoter. Il lit le résultat.

Loue un appartement.

Des orangers poussent sous le plancher.

Deux pièces et une salle de bains, des fenêtres, une porte.

L’autoroute est ton plafond. Quelle ombre !

Le paysage motorisé : l’autopie, le trajet optimal.

La force magnétique est invisible, mais on y croit quand même.

Escalade le pylône dans le soleil du soir.

Allonge-toi sur les rails pour te faire bronzer.

On apporte par camions le sable de toutes nos plages.

Tu sais nager ? Non. Alors reste, repose-toi.

Mange une orange, là-haut. Lis un bouquin.

Les banlieusards qui te passent dessus t’accordent un bref coup d’œil.

O.K., maintenant passe ça au randomiseur, celui qui semble avoir du bol question rythme. Résultat ?

L’autoroute est ton plafond. Quelle ombre !

Mange une orange, là-haut. Lis un bouquin.

Le paysage motorisé : l’autopie, le trajet optimal.

Loue un appartement.

Allonge-toi sur les rails pour te faire bronzer.

Deux pièces et une salle de bains, des fenêtres, une porte.

La force magnétique est invisible, mais on y croit quand même.

On apporte par camions le sable de toutes nos plages.

Les banlieusards qui te passent dessus t’accordent un bref coup d’œil.

Tu sais nager ? Non. Alors reste, repose-toi.

Des orangers poussent sous le plafond.

Escalade le pylône dans le soleil du soir.

Là. Plutôt bien, hein ? Jim lit la nouvelle version à voix haute. Bon… Il tente une nouvelle variation et, tout à coup, les trois versions paraissent stupides. Il n’arrive tout simplement pas à surmonter l’idée que si l’on peut laisser un ordinateur brouiller les vers d’un poème, et qu’en faisant cela on obtient un poème meilleur, ou du moins tout aussi bon, c’est qu’il doit y avoir une certaine déficience dans le poème. Dans sa séquentialité, par exemple. Il pense aux Sonnets de Shakespeare, au Julian and Maddalo de Shelley. Se livre-t-il vraiment à la même activité qu’eux ? « Loue un appartement » ?

Ach. C’est un effort ridicule. La vérité, c’est qu’Arthur avait raison. Il n’a aucun travail qui signifie quelque chose pour lui. Et, en fait, il est presque en retard pour ce boulot dépourvu de sens, celui qui fait rentrer l’argent. Ce n’est pas bien. Il enfile des chaussures, se brosse les dents et les cheveux, bondit dans sa voiture et active le programme vers la Première Agence immobilière et Compagnie d’assurances sur les titres de propriété américaine, sur la Cinquième Rue Est à Santa Ana. La plus ancienne agence immobilière du Comté d’Orange, toujours florissante, et, lorsque Jim arrive à son bureau, il constate qu’il y a l’énorme masse de travail habituelle, en attente de traitement de texte. Transferts, notifications, estimations, le déluge de travail juridique sur écran nécessaire pour réaliser des ventes, lever ou fixer les retenues de garantie sur des terrains. Jim est un clerc de la plus basse catégorie, un dactylo à temps partiel, en fait. Les trois heures de roulement sont épuisantes, bien qu’il fasse son boulot en pilotage automatique et passe son temps à réfléchir à sa récente conversation avec Arthur. Chaque employé tape devant son écran, absorbé par l’univers de sa tâche, inconscient du bureau et des gens qui travaillent autour de lui. Jim ne reconnaît même pas quelqu’un : il y a tellement de gens pendant les roulements courts, et Jim a tellement peu d’heures, qu’il sympathise avec peu de ses collègues. Et aucun d’entre eux n’est là aujourd’hui.

Ça devient tellement déprimant qu’il entre voir Humphrey, qui est en quelque sorte son patron, dans la mesure où Humphrey recourt aux services de l’équipe de Jim. Humphrey est la jeune étoile montante de la section immobilière, ce que Jim trouve dégoûtant. Mais ils sont amis, alors qu’est-ce qu’il peut dire ?

— Salut, Hump. Comment va ?

— Très très bien, Jim ! Et toi ?

— Super. Qu’est-ce qui te rend si joyeux ?

— Eh bien, tu sais comment je me suis débrouillé pour mettre la main sur l’un des derniers bouts de Cleveland quand le gouvernement l’a vendu.

— Ouais, je suis au courant.

Pour Jim, c’est là l’une des grandes catastrophes des vingt dernières années : la décision du gouvernement fédéral, soumis à une énorme pression du lobby immobilier de la Californie du Sud et de la commission de supervision du C. d’O., de disloquer le parc forestier national de Cleveland, à la frontière des comtés d’Orange et de Riverside, et de le vendre aux entreprises immobilières privées. Une bonne manière de contribuer à payer les intérêts de la gargantuesque dette nationale, et il n’y avait pas vraiment de forêt là-bas, de toute manière, juste des collines de terre entourées d’une poignée de communautés qui avaient désespérément besoin de la terre, exact ? Exact. Et donc, avec les encouragements d’un spéculateur immobilier devenu ministre de l’intérieur, le Congrès avait adopté une loi, passée inaperçue au milieu du paquet d’autres, et les dernières terres inoccupées du C. d’O. avaient été divisées en cinq cents lots et vendues aux enchères publiques. Pour un tas de pognon. Une bonne manœuvre, sur le plan politique. Populaire dans tout l’État.

— Eh bien, fait Humphrey, il semble que le montage financier se mette en place pour la tour de bureaux que nous voulons construire là-bas. L’Ambank manifeste un intérêt sérieux, et tout sera réglé s’ils se décident.

— Enfin, Humphrey ! proteste Jim. Le taux d’occupation des bureaux dans les bâtiments de Santiago n’est que d’environ trente pour cent ! Tu as essayé d’amener des gens à s’engager sur ce complexe, et tu n’as trouvé personne !

— Exact, mais j’ai obtenu plein d’assurances écrites selon lesquelles les gens en question envisageraient d’emménager si le bâtiment existait, surtout après que nous leur avons promis cinq ans de loyer gratuit. Les mémorandums ont convaincu la majorité des participants au montage financier que l’entreprise était viable.

— Mais elle ne l’est pas ! Tu sais qu’elle ne l’est pas ! Vous allez construire une nouvelle tour de quarante étages, et elle va rester là, vide !

— Nan. (Humphrey secoue la tête.) Une fois quelle sera là, elle se remplira. Ça prendra seulement quelque temps. Ce qu’il faut voir, Jim, c’est que quand on a le terrain et l’argent en même temps, il est temps de construire ! L’occupation, ça se fera tout seul. Le truc, c’est qu’il faut qu’on attende le dernier feu vert de l’Ambank, et ils sont si foutrement lents que nous pourrions bien perdre l’engagement des autres financiers avant qu’ils ne se décident à donner leur accord.

— Si vous construisez et que personne n’occupe les locaux, l’Ambank se retrouvera avec les factures ! Je comprends ce qui pourrait les faire hésiter !

Mais Humphrey n’a pas envie de penser à ça, et il doit avoir un entretien avec le président de la compagnie dans une demi-heure, alors il chasse Jim de son bureau.

Jim regagne sa console, décroche le téléphone et appelle Arthur.

— Ecoute, je suis vraiment intéressé par ce dont nous avons discuté l’autre nuit. Je veux…

— Ne parlons pas de ça maintenant, coupe promptement Arthur. La prochaine fois que je te vois. C’est mieux d’en parler de vive voix, tu sais. Mais c’est bien. C’est vraiment bien.

Retour au boulot, en pestant contre Humphrey, contre son poste, contre le gouvernement cupide et stupide, de la commission de supervision locale jusqu’au Congrès et à cette administration puante. Période de travail terminée, encore trois heures sacrifiées au grand dieu Argent. Il est à l’intérieur de la roue de la naissance et de la mort économiques, et il galope dedans comme un rat. Il débranche et s’apprête à partir. Prévu de dîner chez les vieux ce soir.

Oh merde ! Il a oublié de voir l’oncle Tom. Ça va sûrement pas se passer comme ça avec m’man. Bon Dieu. Tu parles d’une journée. Quelle heure il se fait, 4 heures ? Et ils n’acceptent les visites que l’après-midi. M’man va poser des questions, bien sûr. Il n’y a aucun moyen de s’en sortir comme il faut. Le mieux, c’est de tracer à fond la caisse jusque là-bas et de passer voir Tom en coup de vent avant d’aller dîner. Oh, putain !

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