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Lors de son voyage suivant à Washington, Dennis McPherson se fait emmener par Louis Goldman dans un restaurant de la « vieille » ville d’Alexandria, Virginie. Là, la brique prérévolutionnaire est étayée par de l’acier invisible, et les vieux entrepôts des docks sont emplis de boutiques, de stands de souvenirs et de restaurants. Les affaires vont bien. Les fruits de mer du restaurant que Goldman a choisi sont excellents, et ils mangent des coquilles Saint-Jacques et du homard et dégustent deux bouteilles de Gewürztraminer avant d’en venir au fait.

Une fois les assiettes enlevées, les verres remplis, Goldman se carre dans son siège et ferme un instant les yeux. McPherson, qui commence à connaître le bonhomme, prend une profonde inspiration et se prépare.

— Nous avons découvert certaines choses sur le processus de prise de décision dans votre affaire, dit lentement Goldman. C’est une histoire d’attribution classique, au Pentagone, en ceci qu’elle possède tous les signes extérieurs d’un processus rationnel et objectif, mais qu’en même temps elle reste facile à manipuler en fonction du but recherché, quel qu’il soit. Dans votre cas, il s’avère que le Comité d’évaluation et de Sélection des Sources a rendu son habituel rapport détaillé sur les offres, et ce rapport a été dépeint comme consciencieux et pertinent par notre source d’information. Et il était en faveur de la L.S.R.

— Il était en notre faveur ?

— C’est ce que notre source nous a affirmé. Il était en faveur de la L.S.R., et ce rapport a été transmis à l’Autorité de Sélection des Sources sans le moindre délai. Jusque-là, rien d’anormal. Mais l’A.S.S. s’est saisie du rapport et en a fait un résumé destiné à justifier sa décision aux yeux de ses supérieurs. Et c’est là que ça devient intéressant. L’A.S.S. était un général à quatre étoiles, le général Jack James, du commandement des systèmes de l’Air Force, à Andrews. Vous le connaissez ?

— Non. Enfin, je l’ai rencontré, mais je ne le connais pas.

— Eh bien, c’est votre homme. Quand il a établi son résumé du rapport du C.E.S.S., il a tellement trafiqué les résultats qu’ils ont fini par favoriser la Parnel là où le C.E.S.S. vous avait favorisés. C’est lui qui a introduit le problème de la descente en aveugle qui ne figure pas dans l’A.O., et c’est lui qui a supervisé les estimations de coûts les plus probables, au point d’en établir lui-même quelques-unes. Et c’est également lui qui a pris la décision.

Remarquable, cette faculté qu’a Goldman de gâcher un bon dîner.

— Pouvons-nous le prouver ? demande McPherson.

— Oh non. Tout cela nous a été transmis par quelqu’un de l’intérieur qui n’admettrait en aucun cas avoir discuté avec nous. Nous cherchons juste à comprendre ce qui s’est passé, à trouver un point de départ, vous voyez. Et certaines de ces informations, transmises à titre privé aux enquêteurs de l’O.G.C., pourraient les aider à cibler leurs recherches. Aussi leur avons-nous dit ce que nous savions. C’est comme ça que se passent les batailles juridiques avec le Pentagone. Elles sont en bonne partie constituées d’escarmouches souterraines dont on ne parle jamais ou dont on nie l’existence. Vous pouvez parier que les avocats de l’Air Force font le même genre de boulot.

Ces informations provoquent un petit frisson chez McPherson.

— Donc, fait-il, nous avons là un certain général James qui ne voulait pas que nous obtenions le contrat. Pourquoi ?

— Je ne sais pas. J’espérais que vous pourriez me le dire. Nous essayons de le savoir, mais je doute que nous y arrivions sous peu. Certainement pas avant que l’O.G.C. publie son rapport. Ça ne devrait pas tarder, et à ce que je sais il nous sera très favorable.

— C’est vrai ?

Après tout ce qu’il a entendu jusqu’ici, McPherson est surpris. Mais Goldman confirme de la tête.

D’un seul coup, la possibilité de coincer ces types – James, Feldkirk, l’Air Force tout entière, la Parnel –, la possibilité de s’emparer de leur décision corrompue, frauduleuse, fourbe et de la leur fourrer dans la gorge jusqu’à ce qu’ils en étouffent, la possibilité de les forcer à reconnaître qu’ils ont des comptes à rendre à la loi… Oh, ça monte en McPherson comme une grosse bouffée d’air frais ; il rit presque tout haut.

— Et s’il nous est favorable ?

— Eh bien, si leur rapport est formulé en termes suffisamment forts, le juge Tobiason ne pourra pas l’ignorer, quels que soient ses préjugés personnels. Il sera contraint de déclarer le contrat abusivement octroyé, et d’appeler à une nouvelle procédure conforme aux lois de 2019 sur les contrats-défense. Ils devront réitérer le processus de mise en concurrence, en respectant cette fois de très près le texte de l’A.O., parce que les tribunaux superviseront.

— Waow. (McPherson boit une petite gorgée.) Ça peut vraiment arriver ?

Goldman sourit devant son scepticisme.

— Oui.

Il lève son verre, et ils trinquent à cette idée.

Aussi McPherson retourne-t-il en Californie plus optimiste à propos de toute l’affaire qu’il ne l’a été depuis que l’offre est passée de super-noire à blanche.

Une fois revenu dans son bureau, toutefois, il lui faut se tourner immédiatement vers le problème Foudre en Boule. Les choses vont aussi mal que d’habitude de ce côté-là. Le rôle de McPherson a délibérément été laissé vague par Lemon, ça fait partie de la punition ; il doit « assister » Dan Houston, quoi que le mot puisse vouloir dire. Dan Houston, qui a passé moins de temps dans l’entreprise, et qui n’est de toute évidence pas compétent pour ce boulot. Humiliant. Exactement ce que Lemon avait en tête.

Mais pires encore sont les problèmes avec le programme lui-même. Les nouvelles contre-mesures des Soviétiques vis-à-vis de leurs boosters à combustion lente, qui introduisent de modestes fluctuations dans leur propulsion – baptisée « Esquive » –, ont rendu dépassé le software d’analyse de trajectoires de la L.S.R., et ont fait de leurs cibles les plus faciles des cibles difficiles. Vraiment, les contre-mesures offensives visant la phase défensive d’utilisation des boosters sont si simples et si bon marché que McPherson n’est pas loin d’être convaincu que leur système de laser à électrons libres est plus ou moins inutile. Ils auraient plus de chances s’ils lançaient des pierres. (En fait, il existe un bon programme rival chez T.R.W., qui est basé sur une variante de cette idée même.) Mais il est peu probable que l’Air Force soit enchantée de découvrir ça, avec quelque chose comme trente milliards de dollars dans le projet, et les comptes rendus d’essais dans leurs archives qui indiquent que la chose est faisable. Des résultats de type « poulet en laisse ». Dan Houston, écrasé par toutes ces dures réalités, a déjà baissé les bras. Il continue de venir au bureau, mais il ne réfléchit plus vraiment. Il ne sert à rien. Un jour, McPherson parvient à peine à s’empêcher de lui crier après.

Cet après-midi-là, après que Dan est rentré chez lui de bonne heure, son assistant, Art Wong, parle de lui à McPherson.

— Vous savez, dit Art, qui hésite sous le regard perçant de McPherson, Dan a des problèmes personnels.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, il a fait quelques mauvais investissements dans l’immobilier, et il est salement endetté. Je crois qu’il risque de perdre sa coprop. Et puis… Eh bien… Sa compagne est partie. Elle a emmené les enfants et déménagé à LA. Je crois qu’elle a dit qu’il buvait trop. Ce qui est sans doute vrai. Et qu’il consacrait trop de temps à son travail – vous savez qu’il ne rentrait jamais chez lui le soir quand il s’est attaqué à ce programme. Il a vraiment mis le paquet pour essayer que ça marche, après qu’on a eu décroché le contrat.

— Je n’en doute pas.

Vu les essais qui avaient emporté le morceau. Ah, Dan…

— Alors… Eh bien, ça a été plus dur pour lui. Je ne crois pas…

Art Wong ne sait pas quoi dire de plus.

— Très bien, Art, dit McPherson d’une voix lasse. Merci de m’avoir mis au courant.

Pauvre Dan.

Ce soir-là, à la table du dîner, Dennis regarde Lucy s’affairer dans la cuisine en lui racontant ce qui s’est passé à l’église dans la journée, ce que, comme d’habitude, il s’empresse de ne pas écouter ; il pense à Dan.

McPherson a passé la majeure partie de son existence – une trop grande partie – à travailler. Les week-ends, le soir… Mais il voit bien, rien qu’en la regardant, qu’il n’est jamais venu à l’esprit de Lucy de le quitter à cause de ça, même si ça l’a rendue malade dans une plus ou moins grande mesure. Ça ne fait tout simplement pas partie des choses qui lui viendraient à l’esprit. Il peut compter là-dessus, qu’il le mérite ou pas. Quand elle passe à côté de sa chaise, il tend impulsivement les bras et l’étreint brusquement. Elle rit, surprise. Qui sait ce que ce Dennis McPherson fera la fois d’après, hein ? Personne. Même pas lui. Il lui adresse un sourire forcé, secoue la tête devant ses interrogations, mange son dîner.

Et, au travail, il s’efforce de traiter Dan avec un peu plus de sympathie, s’efforce de le surveiller d’un peu moins près. Un jour, pourtant, il parvient à peine à se contenir. Dan grogne de nouveau que leur tâche est impossible, et dit à voix basse, comme si c’était une idée bonne mais légèrement dangereuse :

— Vous savez, Dennis, le système constitue une arme parfaite pour des cibles au sol immobiles, comme les silos de missiles. Nous avons tellement affiné sa puissance pour les cibles à haute vélocité que les cibles stationnaires n’auraient aucune chance de s’en tirer. Les silos de missiles frappés avant de lancer, vous voyez ?

— Pas notre boulot, Dan.

La stratégie…

— Ou même les villes. Vous savez, la simple menace d’un feu d’artifice de représailles en cas d’attaque quelconque… Qui pourrait ignorer cela ?

— C’est encore du ressort de la D.A.M., une fois de plus, Dan, coupe McPherson. (Il essaie de se maîtriser.) Ce n’est pas pour ça qu’ils achètent ce système, alors vraiment, ça n’a rien à voir avec la question. Nous devons juste essayer de diriger les boosters et de les maintenir en trajectoire assez longtemps pour les cramer, et voilà tout. Nous avons fait tout ce qu’il était possible côté puissance – mettons-nous au boulot sur le verrouillage de cible et la mise en phase pour accroître l’intensité du faisceau, et avouons à l’Air Force que le processus de destruction prendra plus de temps que prévu. Disons que ça sera un système de défense en phase et post-phase d’utilisation des boosters.

Dan hausse les épaules.

— O.K. Mais la vérité, c’est que tous les systèmes de défense qu’on a fonctionnent encore mieux quand il s’agit de supprimer les défenses. Ou d’agir sur le plan offensif.

— N’y pensez pas, c’est tout, dit McPherson. La stratégie n’est pas de notre ressort.

Et ils s’y remettent. La conception du software, marécage sans fond ni bornes. Et la date limite qui se rapproche.

Dennis se trouve à Laguna quand il reçoit le coup de fil suivant de Louis Goldman.

— Le rapport de l’O.G.C. est remis.

— Et ?

Pulsations cardiaques qui s’accélèrent à un rythme croissant, mauvais pour lui…

— Eh bien, il conclut qu’il y a eu des irrégularités, et recommande que le contrat soit remis aux enchères.

— Excellent !

— Euh, oui. Mais franchement, ce n’est pas le pavé dans la mare que j’espérais. A ce qu’on dit, l’Air Force a exercé de fortes pressions sur l’O.G.C. ces deux dernières semaines, et ils se sont arrangés pour modérer considérablement les termes du rapport.

— Enfin quoi, comment ont-ils pu y arriver ? demande McPherson. Je veux dire, quelle sorte de pouvoir peut exercer l’Air Force sur l’O.G.C. ? L’O.G.C. n’est-il pas une branche du Congrès ? Il est impossible qu’ils puissent les menacer, non ?

— Eh bien, c’est pas une question de menace de violences physiques, bien sûr. Mais vous savez, ils doivent travailler les uns avec les autres, affaire après affaire. Alors, si les gens de l’Air Force prennent ça vraiment à cœur, ils peuvent dire : « Écoutez, lâchez-nous un peu cette fois-ci, sinon nous ne coopérerons plus jamais avec vous – nous ferons en sorte que chacun de vos rapports avec nous signifie une torture pure et simple pour vous, et vous ne serez plus capables de fonctionner à plein dans ce domaine. » Et donc les membres de l’O.G.C. sont forcés de voir plus loin que cette affaire précise, et ils sont réalistes, ils se disent ça, c’est une priorité pour eux, mais pas pour nous. Et le rapport est légèrement édulcoré. Pas de mensonges, juste moins d’emphase.

McPherson ne sait que répondre à cela. Le dégoût le rend trop amer pour réfléchir.

— Mais écoutez, poursuit Goldman, ce n’est pas aussi moche que j’en donne l’impression. Sur le fond, l’O.G.C. s’en est tenu à ses attaques, et après tout ils ont recommandé une nouvelle mise sur le marché. Tout ce qu’il nous reste à faire maintenant, c’est attendre de voir ce que le juge Tobiason va décider à propos de cette affaire.

— Quand doit-il le faire ?

— Apparemment dans les trois semaines, d’après son programme officiel.

— Je vais guetter ça.

— Bien. Je vous verrai à ce moment-là.

Aussi McPherson est-il de méchante humeur, tout à la fois inquiet, furieux et optimiste, quand Dan Houston se pointe en fin de journée pour l’inviter à venir boire quelques verres au El Torito avec lui.

— Pas ce soir, Dan.

Mais Dan insiste.

— Il faut vraiment que je vous parle, Mac.

Soupir. L’autre a des problèmes, ça se voit.

— Bon, d’accord. Mais rien qu’une tournée.

Ils tracent et s’installent à leur table habituelle, commandent l’habituel pichet de margarita, commencent à boire. Dan descend son premier verre en deux gorgées, en entame un deuxième.

— Toute cette histoire de missiles balistiques, gémit-il. Nous sommes à peine capables de faire fonctionner ces systèmes et, quand ils fonctionnent, ils sont tout aussi efficaces contre les systèmes défensifs, ce qui les rend offensifs par essence. Et dans l’intervalle nous ne faisons même pas attention aux missiles de croisière ou aux attaques de sous-marins, alors un véritable parapluie, pas question ne serait-ce que d’essayer d’en fabriquer un !

McPherson hoche la tête, déprimé. La politique de défense stratégique lui a inspiré les mêmes sentiments pendant des années. En fait, c’est là qu’a été sa grosse erreur, quand il a accidentellement laissé Lemon entrevoir le fond de sa pensée. Et son antipathie à l’égard du concept provient des raisons mêmes que Dan est en train de mentionner ; à tous égards, ça a dégénéré jusqu’à l’absurde.

— On aurait pu croire que les architectes à l’origine du système avaient songé à ce genre de choses, dit-il.

Dan acquiesce avec véhémence et pose sa margarita pour brandir l’index, renversant un peu de glace par-dessus le sel du bord du verre.

— Exact ! Ces salopards… (Il secoue la tête, déjà assez soûl pour continuer :) Ils ont simplement vu leur chance et l’ont saisie. Au cours de leurs carrières, ils pouvaient faire tout un plat de la conception de ces programmes et les vendre à l’Air Force, et présenter tout ça comme facile ! Parce que pour eux ça voulait dire du pognon ! Ça voulait dire qu’ils étaient arrivés. Et c’est seulement une fois qu’on a mis ça dans l’espace et qu’il a fallu commencer à s’en occuper que la génération suivante d’ingénieurs a dû faire fonctionner le système. Et c’est nous ! C’est nous qui payons pour les carrières qui les ont engraissés !

— Oui, bon, fait McPherson, gêné par l’amertume à fleur de peau de Dan. (Il existe une sorte de convention au sein de l’industrie militaire et, vraiment, on ne dit pas des choses comme ça.) On nous a refilé le bébé, de toute façon, alors il vaudrait mieux que nous fassions tout notre possible.

Voilà qu’il parle comme Lucy ! Et Dan, ivre et pitoyable, bien au-delà des conventions, ne l’entend pas de cette oreille :

— Faire tout notre possible ! Comment pourrions-nous faire notre possible ? Même si nous arrivions à le faire marcher, tout ce que les Soviétiques auraient à faire, ce serait de mettre un seau de clous en orbite et vlan ! dix de nos miroirs seraient rayés de la carte. Qu’on me parle pas de marges de rentabilité ! Un clou à deux ronds foutrait en l’air un miroir d’un milliard de dollars ! Ha ha ! Alors on défend les miroirs en question en clamant qu’on déclenchera une guerre nucléaire contre quiconque les attaquera, et ça revient en plein dans les bras de la D.A.M., qui doit défendre le système même qui devait nous permettre de nous dégager de tout ça.

— Oui, oui, je sais.

McPherson sent les margaritas lui tourner la tête, et Dan en a bu à peu près deux fois plus que lui. Il essaie de l’empêcher de commander un second pichet, mais Dan fait un signe irrité de la main et en commande quand même un autre. Rien que McPherson puisse faire contre ça. Il sent la déprime l’envahir, faire un nœud à demeure autour de la tequila dans son estomac. Tout ceci est une perte de temps. Et Dan… Eh bien, Dan…

Dan continue de marmonner en attendant qu’arrive la tournée suivante.

— Les Soviétiques ont leurs propres M.D.B. et nous n’apprécions pas ça, non non non, même si la stratégie tout entière exige l’égalité. Toutes sortes de guerres locales se déclarent pour permettre à nos gars d’exprimer leur mécontentement sans déclencher le gros truc. Boum, bam, crochet à la mâchoire, direct dans les yeux, le Bulletin of Atomic Scientists règle l’horloge de la guerre atomique sur minuit moins une seconde – minuit moins une seconde, mon vieux, depuis vingt ans ! Et puis, et puis les systèmes soviétiques à faisceaux pourraient être essayés sur les villes américaines, nous faire griller en cinq minutes, et nous pourrions leur faire la même chose, comme je l’ai dit aujourd’hui, mais nous laissons tout ça de côté, c’est pas vrai, non non non, nous faisons comme s’il s’agissait de systèmes exclusivement défensifs et nous bossons tous pour mettre l’autre K.-O. avant qu’il ne le fasse, pour pouvoir se balancer des M.I.R.V. les uns aux autres et se clouer au sol…

— D’accord, d’accord, dit McPherson avec irritation. C’est compliqué, c’est sûr. Personne n’a jamais prétendu que ce n’était pas compliqué.

Une tortilla apéritif casse avec un bruit sec entre les doigts de Dan.

— Je ne suis pas simplement en train de dire que c’est compliqué, Mac ! Je dis que c’est dingue ! Et les architectes qui ont conçu tout ça, ils savaient que c’était dingue et ils ont continué à aller de l’avant et ils l’ont fait quand même. Ils s’y sont tenus parce que c’était bien pour eux. Toute la profession a adoré ça parce que ça créait du boulot juste au moment où le nucléaire était en perte de vitesse. Et les physiciens ont suivi parce que ça leur redonnait de l’importance, comme à l’époque du projet Manhattan. Et l’Air Force a suivi parce que ça la rendait plus importante que jamais. Et le gouvernement a suivi, parce que la situation économique se présentait mal à la fin du siècle. Besoin d’un coup de fouet – sur les dépenses militaires –, c’est une méthode particulièrement prisée depuis que la Seconde Guerre mondiale nous a sortis de la Grande Dépression. Les temps sont durs ? Déclenchons la guerre ! Ou investissons de l’argent dans l’armement, qu’il y ait une guerre ou pas. C’est comme si on se servait des armes comme d’une drogue, on sniffe un coup pour stimuler la vieille économie. Le meilleur remontant connu de l’homme.

— D’accord, Dan. Mais calmez-vous, vous voulez ? Calmez-vous, calmez-vous. On ne peut rien y faire maintenant.

Dan regarde par la fenêtre. Le pichet suivant arrive et il se remplit un nouveau verre, qui déborde, tous les gros grains de sel emportés en dégoulinures jaune-blanc jusque sur la nappe en papier. Il boit, accoudé à la table, penché vers l’avant. Il plonge le regard dans son verre vide.

— C’est un putain de boulot.

McPherson pousse un gros soupir ; il déteste les ivrognes larmoyants et s’apprête à intervenir physiquement pour empêcher Dan de se resservir une fois de plus quand Dan lève les yeux vers lui ; et ces yeux rougis, si douloureux, transpercent McPherson et le clouent sur place.

— Un putain de boulot, répète Dan, hébété par l’alcool. On passe sa vie entière à travailler sur des propositions. Des offres, bon Dieu. C’est du boulot qui ne verra même pas le jour, jamais. Le Pentagone lance juste les sociétés à la gorge les unes des autres. Offres groupées, compétitions à un contre un, matches entre leader et challengers. Le genre combat de coqs. Je me demande s’ils parient sur nous.

— Ça accélère l’évolution, fait sèchement McPherson.

Il ne rime à rien de discuter de ce genre de choses…

— Ouais, d’accord, mais le gaspillage ! Le gaspillage, mon vieux, le gaspillage. Pour chaque projet, cinq ou six compagnies établissent des propositions distinctes. C’est six fois plus de travail qu’il n’en faudrait si elles coordonnaient tous leurs efforts, comme si elles formaient une équipe. Et c’est un sacré boulot, en plus ! Il bouffe la vie des gens.

Dan arbore désormais une expression que McPherson ne supporte pas de voir ; il est en train de penser à Dawn, sa compagne, c’est sûr. McPherson cherche la serveuse du regard, demande la note d’un signe.

— Toutes ces vies passées à attendre les échéances pour les propositions. Et dans cinq cas sur six c’est du boulot pour rien. Rien de gagné par ce travail, rien de fait avec. Rien de fait, Mac. Des carrières entières. Des vies entières.

— C’est comme ça, dit McPherson, qui signe l’addition.

Dan le regarde d’un air abattu.

— C’est comme ça qu’on vit en Amérique, hein, Mac ?

— C’est exact. C’est comme ça qu’on vit en Amérique. Allez, Dan, on rentre chez vous.

Et Dan glisse en cherchant à se lever, heurte le pichet qui tombe de la table. McPherson doit le tenir par le bras, le guider titubant entre les tables. Bon Dieu, un ivrogne sentimental ; McPherson, rouge d’embarras, évite les yeux des autres clients, qui le regardent aider Dan à sortir.

Il conduit Dan à sa voiture, lui boucle sa ceinture de sécurité et se penche par-dessus son corps avachi pour enclencher le programme de retour à domicile du véhicule.

— Voilà, Dan, dit-il, l’irritation et la pitié se mêlant en lui en proportions à peu près égales. Rentrez chez vous.

— Quel chez-moi ?

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