Ils ont vécu ici pendant plus de sept mille ans, et le seul signe qu’ils ont laissé derrière eux, c’est un certain nombre de tas de coquillages sur les rivages de la Newport Bay.
C’est tout ce que nous savons d’eux, ou croyons savoir.
Ils sont descendus des plaines à l’est de la sierra Nevada, membres errants des tribus Shoshone, dressant leurs campements puis repartant plus loin pour troquer et amasser de la nourriture. Quand ils sont arrivés à la mer, ils se sont arrêtés et se sont installés pour de bon.
Ils parlaient de nombreuses langues.
Ils vivaient sur le mode dit « chasse et cueillette », et ne cultivaient pas, ne possédaient pas de bêtes. Les hommes fabriquaient des armes et chassaient avec des arcs et des flèches. Les femmes récoltaient des baies et des racines comestibles, et confectionnaient une bouillie de chardons ; mais les glands et les pignes restaient la base de leur alimentation. Il leur fallait expurger le tanin de leur farine de glands, et recourir pour ce faire à un assemblage complexe de canalisations et de cavités. Je me demande qui a inventé la méthode, et ce qu’ils pensaient vraiment accomplir en transformant le poison immangeable qu’était cette poudre blanche en pain quotidien. C’était sans doute un acte sacré. Tout ce qu’ils faisaient était sacré.
Ils habitèrent de petits villages, maisons disposées en cercle. La douceur du climat leur évitait d’avoir à se protéger beaucoup des intempéries, et ils dormaient à la belle étoile sauf quand il pleuvait. Puis ils vécurent dans de modestes constructions aux charpentes de saule et aux toits de chaume de massette. Les femmes portaient des jupes en peau de lapin, les hommes des peaux de bêtes jetées par-dessus l’épaule, et les enfants rien du tout. On mettait des manteaux de fourrure en hiver pour se réchauffer.
Ils firent commerce avec des tribus de tous horizons. L’obsidienne et le sel provenaient des peuplades du désert. Les coraux montaient de Baja. Les peaux des mammifères marins étaient fournies par les habitants de Channel Island, qui pagayaient depuis les îles à dix par canoé.
Ils fumaient du tabac, et gravaient dans la pierre des silhouettes d’oiseaux, de baleines et de poissons.
Leur système politique était celui-ci : la plupart des gens d’un village faisaient partie de la même famille. Un chef dirigeait le village avec le consentement de tous ceux qui en faisaient partie. On changeait de chef de temps en temps.
Ils faisaient quelquefois la guerre, mais ils étaient la plupart du temps en paix.
Ils fabriquaient certains des plus beaux paniers d’Amérique, dans la trame desquels ils tressaient de complexes motifs symboliques.
Ils passaient quotidiennement une partie de la journée dans un sauna, versant de l’eau sur des charbons ardents et discutant dans la vapeur.
Au centre des villages, ils construisirent des salles circulaires en saule, massette et broussailles. Les tribus du Nord appelaient ce sauna sacré un yoba, celles du Sud un wankech. C’est là qu’ils tenaient leur principale cérémonie religieuse, le rituel du toloache, où les jeunes gens buvaient une décoction de chasse-taupe, avaient des visions, et étaient initiés à la condition d’adulte. Chaque salle sacrée contenait une représentation de leur principal dieu, Chinigchinich, celui qui avait donné leurs noms aux choses. On dépouillait entièrement de sa peau un coyote ou un chat sauvage, puis on remplissait celle-ci de flèches, de plumes, de cornes de cerf, de griffes de lion, de becs et de serres de faucon, puis on la recousait, si bien qu’elle ressemblait à l’animal vivant, sauf que des flèches lui sortaient de la gueule et qu’elle était revêtue d’une robe de plumes. Au cours du rituel du toloache, Chinigchinich parlait aux participants par l’intermédiaire de cette effigie, leur disait les noms secrets de toutes choses, qui révélaient leur identité la plus intime, conférant aux humains un pouvoir sur elles. Et c’était ainsi que les jeunes devenaient adultes.
C’est là ce que nous savons d’eux ; et nous savons que leur vie villageoise se poursuivit, année après année, génération après génération, en équilibre discret avec la terre, dont ils utilisaient toutes les nombreuses ressources, considérant comme un être sacré chaque roc, chaque arbre, chaque animal – pendant sept mille ans. Pendant sept mille ans !
Regardez-les avec l’œil de l’esprit, si vous en êtes capables : voyez-les vivre dans cette cuvette grouillante de vie. Accomplir leurs tâches quotidiennes sous l’invariable soleil. Rendre visite au village voisin. Faire leur cour. S’asseoir autour d’un feu au crépuscule. Imaginez-les.
Survint ensuite une bande d’hommes aux vagues allures de crabe, revêtus de coquilles qu’ils pouvaient ôter. Ils étaient capables de tuer à distance, par un bruit. Ils ne connaissaient aucune des langues, mais en possédaient une bien à eux. L’Histoire commençait.
Lorsque ces soldats s’en allèrent, les franciscains restèrent. Après que Junipero Serra eut fondé San Juan Capistrano, en 1776, et fut parti pour « El Camino Real » afin de fonder le reste des missions, un certain frère Geronimo Boscana resta en arrière pour contribuer à gérer la mission et convertir les indigènes au christianisme. Ceux qui résidaient aux abords de la mission furent baptisés les Juanehos, d’après la mission ; ceux qui vivaient plus au nord se virent appeler les Gabrielinos, d’après la mission de San Gabriel. Frère Boscana écrivit : « Je considère ces Indiens qui s’engagent comme des âmes nouveau-nées. »
Et il les fit travailler comme de bons chrétiens, cultiver la terre et construire la mission. En l’espace de quinze ans, tous moururent. Et tout cela disparut.