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Comment est-ce arrivé ?

C’est la Seconde Guerre mondiale qui inaugura le changement, la Seconde Guerre mondiale qui installa le schéma.

Après Pearl Harbor, les deux mille citoyens d’origine japonaise du Comté d’Orange furent regroupés et relogés dans un pauvre campement dans le désert, à Poston, Arizona. Et les gens affluaient vers l’Ouest pour faire la guerre. Le président Roosevelt appela à la construction de cinquante mille avions par an, et les petites usines aéronautiques de Los Angeles et d’Orange avaient de la place pour s’agrandir, elles disposaient de terres arables autour d’elles, toutes jusqu’à la dernière. L’industrie aéronautique de la Californie du Sud connut ainsi son essor.

Et soldats et marins venaient vers l’Ouest. Ils voyaient le Comté d’Orange, et celui-ci ressemblait tout à fait aux étiquettes des cageots d’oranges de chez eux : la large plaine étale, couverte d’orangers en rangées symétriques ; de longs alignements d’eucalyptus divisant la plaine en immenses carrés ; les collines nues derrière, et les monts enneigés derrière encore ; les plages vastes, sablonneuses, désertes de Newport et Corona del Mar ; les petits bungalows enfouis dans leurs jardins, sous les vignes en tonnelles, tous nichés au cœur de leur orangeraie privée.

Il n’y avait que cent trente mille personnes dans tout le comté, perdues au milieu des millions d’arbres. Les gars des villes de l’Est, les fermiers du froid Midwest et du pauvre Sud, tous les enfants de la Dépression – tous vinrent et virent le rêve, la vision méditerranéenne d’une vie agricole riche et paisible, sous un éternel soleil. Ils allèrent à la plage le jour de Noël. Ils rirent, ivres morts au punch, dans les chaudes vagues salées. Ils conduisirent de vieilles Ford sur les routes de campagne, éclaboussés de lumière intermittente entre les rangs d’ombre d’eucalyptus, buvant de la bière et s’ébrouant dans l’épaisse senteur des fleurs d’oranger, sous le soleil vif de février. Et tous dirent : « Quand la guerre sera finie, je reviendrai ici pour m’y installer. »

Il y avait des terrains, des terres arables, dont les militaires pouvaient user. Et les gens se réjouissaient de voir arriver les militaires, ça signifiait de bonnes affaires. Patriotisme – bonne affaire : cette équation s’enracina dans le Comté d’Orange, au commencement de cette guerre. Le conseil municipal de Santa Ana, par exemple, loua cent soixante mille hectares du Berry Ranch, pour six dollars trois cent quatre-vingt-six cents l’an, et les reloua pour un dollar l’an au ministère de la Guerre, invitant celui-ci à en faire l’usage qui lui plairait. C’était patriotique, c’était une bonne affaire. Le ministère de la Guerre transforma le terrain pour en faire la base aérienne de Santa Ana, et au cours de la guerre cent dix mille hommes y firent leurs classes. Ils virent l’endroit.

À côté de la base aérienne fut créée l’Army Air Force Flying Training Command, « l’Université de l’Air ». Soixante-six mille pilotes s’y virent décerner leurs ailes. Tous virent l’endroit.

La Navy établit une U.S. Naval Air Station à Los Alamos et une autre à Tustin, pour y loger ses petits appareils de reconnaissance. Elle dragua le port de Seal Beach, et réinstalla deux mille résidents, et fonda l’Arsenal de l’U.S. Navy, qui coûta dix-sept millions de dollars – intégralement versés aux entreprises de construction locales.

On rasa les vergers d’El Toro pour faire de la place à l’U.S. Marines Corps Air Station, El Toro, l’une des plus grosses du pays.

L’aéroport du Comté d’Orange devint l’aérodrome militaire de Santa Ana. Irvine Park devint le camp George E. Rathke, centre d’entraînement de l’infanterie. Et de toutes ces bases militaires se déversaient les hommes, et l’argent.

Une telle partie de la population se consacrait à l’effort de guerre qu’il ne restait pas assez de gens pour s’occuper des cultures. On fit venir des braceros mexicains pour cueillir les oranges. On fit venir des prisonniers de guerre allemands pour cueillir les oranges. On fit venir un groupe de Jamaïquains pour cueillir les oranges. (« Ces nègres ont l’accent d’Oxford », déclara un autochtone.)

Mais les soldats, les marins, les aviateurs, les ouvriers des usines aéronautiques, tous étaient au service de la guerre. Le Comté d’Orange devint un élément d’une machine de guerre ; et cette infrastructure militaro-industrielle fut édifiée, puis conservée, et procura des emplois aux milliers d’hommes qui revinrent de la guerre, ainsi qu’à leurs nouvelles familles ; ils vinrent, et achetèrent des maisons construites par les entreprises du bâtiment qui avaient été si bien renflouées par la construction militaire, et ils se mirent au travail. Dans les années 1950, on prolongea la Santa Ana Freeway de Los Angeles jusqu’à l’intérieur du Comté d’Orange, et il fut désormais possible de travailler à L.A. mais d’habiter le C. d’O. ; comme l’arrivée du chemin de fer, comme toutes les autres améliorations de l’efficacité des transports, cela alimenta le boom, et la machine militaro-industrielle grandit encore. Et la machine servit ainsi la guerre de Corée, la guerre froide, et la guerre du Viêt-nam, et la guerre froide, et la guerre en Amérique centrale, et la guerre froide, et la guerre en Afrique, et la guerre froide, et la guerre en Indonésie, et la guerre froide, et la guerre des Etoiles… Une machine de guerre, qui grandissait toujours.

Et rien de tout cela ne disparut.

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