A peine Jim a-t-il regagné son appart, qui, à vrai dire, semble tout aussi lugubre et inanimé qu’auparavant, qu’un coup fort est frappé à la porte. Il ouvre.
— Abe ! Qu’est-ce que tu fous ici ?
Abe a un sourire en coin.
Question stupide. Abe a un air crispé, fatigué, provocant, et Jim comprend ; il est venu chercher de la compagnie. De l’aide. Jim a du mal à le croire. Abe n’est jamais venu chez Jim auparavant, sauf une fois ou deux pour passer le prendre. Vu leurs domiciles, il semble plus sensé d’aller glander à Saddleback, sur le toit du C. d’O., si c’est de glander qu’il s’agit.
— Je suis venu me déclarer minable, dit Abe d’une voix dure, avant de se mettre à rire.
— Qu’est-ce qui se passe ? Sandy est pas chez lui ?
— Tout juste.
De nouveau, ce rire abrupt. Mais le regard direct que Abe adresse ensuite à Jim est là pour admettre qu’il n’y a pas que ça. Abe entre, regarde autour de lui. Jim voit tout ça à travers les yeux de Abe.
— Allons dehors, dit-il. On va s’asseoir sur le trottoir. J’en ai marre de cet endroit.
Assis au bord du trottoir, à proximité de la pompe à incendie à l’angle de la rue, les pieds croisés dans le caniveau, ils peuvent lever les yeux vers l’autoroute au-dessus d’eux et apercevoir le toit des voitures, les faisceaux des phares avant qui défilent. Deux hommes assis sur le bord d’un trottoir.
Abe sort un des monstrueux pétards de Sandy et l’allume. Ils se le passent et se le repassent, exhalant d’énormes volutes de fumée dans la rue déserte. Une voiture qui passe disperse le nuage.
— Arrête de me le refiler si vite, dit Abe à un moment. Tu tires deux lattes, et puis tu le passes. Tu sais même pas fumer un joint ?
— Non.
Ils restent assis en silence. Rien à se dire ? Pas exactement. Jim suppose que ce qui fait sa valeur dans des moments comme ça, c’est son empressement à engager la conversation, à discuter de choses qui comptent.
— Alors, fait-il en toussant après une grosse bouffée, comme ça, les infirmiers qu’on a appelés pour l’accident de Lillian, c’était vous ?
— Ouais.
— Toi et Xavier ?
— Ouais.
Longue pause.
— Comment il va ?
Haussement d’épaules.
— Je ne sais pas. Comme d’habitude. Bousillé, tenant le coup. Apparemment, c’est toujours comme ça, avec X.
— Ça semble pas évident.
Abe grimace.
— C’est impossible. Pour moi, en tout cas.
Il se met à gigoter de la manière qui lui est propre, pour finir par se dresser fesses sur les talons, dans la posture primitive qui lui est chère, parce que ainsi même le fait d’être assis requiert de l’énergie.
— J’ai changé tant que ça cette année, à ton avis ?
— Tout le monde change.
Abe lui décoche un regard en biais, éclate d’un rire acerbe.
— Même toi ?
— Peut-être, fait Jim, qui songe au mois dernier. Peut-être, finalement.
Abe l’accepte.
— Ouais. Enfin, je me demandais. Je veux dire, je suis devenu comme X, tout au long de cette année. Je me demande si je vais pouvoir continuer. Tu sais…
Sa voix se fait tendue, il a maintenant les yeux baissés sur le caniveau.
— X m’a dit une fois qu’à l’époque où il commençait à déconner sérieusement, il ne supportait plus les accidents dans lesquels des gosses étaient impliqués. Parce qu’une fois il avait jeté un coup d’œil sur un siège arrière et découvert un corps et s’était demandé : « Qu’est-ce que ce gamin noir peut bien foutre avec ces Blancs ? », et qu’il l’avait retourné, et qu’il avait le visage d’un de ses gamins. Et il s’est en quelque sorte évanoui debout, et quand il a repris ses esprits c’était un gosse blanc qu’il n’avait jamais vu.
— Bon Dieu !
— Je sais. Tu vois pourquoi X m’inquiète. Mais… Mais… (Abe continue de contempler obstinément le caniveau.)… Quand j’ai vu que c’était Lillian, j’ai reculé et je me suis rappelé l’histoire de X, et j’ai cru que j’étais devenu dingue, que c’était pas elle et que j’avais eu une hallucination. Et après, quand j’ai été sûr que c’était elle, je veux dire vraiment sûr… J’étais presque soulagé !
— Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas.
Abe se lève d’un bond, fait les cent pas dans la rue devant Jim. Il lui tend le joint oublié.
— Tu comprends pas ! Tu crois que si parce que tu lis tous ces putains de bouquins, mais en réalité tu fais rien de ce qu’il y a dedans, alors en fait tu comprends pas !
Jim dévisage calmement Abe.
— C’est sans doute vrai.
Abe fait une grimace, secoue plusieurs fois la tête.
— Ah, non. C’est des conneries. N’importe qui sait ça, à partir du moment où c’est pas un somnambule. Mais merde. Je préférais voir Lillian Keilbacher morte plutôt que de perdre les pédales une seule minute !
— A cet instant-là, tu veux dire. C’est une réaction naturelle, tu n’avais plus tous tes esprits, à cause du choc. On peut penser n’importe quoi dans des moments comme ça.
— Hon.
Abe n’est pas satisfait par cette réponse. Mais il se rassied au bord du trottoir, reprend le pétard.
— La plupart des gens auraient craqué sur place.
Abe fait non de la tête, tire une latte.
— Non.
— Enfin, il n’y en a pas tant que ça qui auraient essayé de prévenir la famille comme tu l’as fait.
— Hon.
Ils fument un instant en silence.
Jim prend une profonde inspiration ; il s’est fait à l’idée que la maison des Bernard à Saddleback était devenue un lieu de rumination, à la Byron, en suspens au-dessus du monde ; mais il s’avère qu’Abe est capable d’en propager l’atmosphère partout où il se rend, à condition que son énorme énergie nerveuse le fasse tournoyer dans le sens adéquat, à condition qu’il fonctionne sur le mode requis… De sorte que le bord du trottoir au coin de la rue de Jim, avec ses lampes à vapeur de sodium, tourbillonne désormais de significations héraldiques, on dirait une toile d’Edward Hooper, les apparts en bungalows rangés côte à côte, les mini-pelouses, les trottoirs déserts, la borne d’incendie, le halo de lueur orangée, les piliers géants et la grande bande de l’autoroute qui barre le ciel blanc-orange… rien que des signes extérieurs d’une profonde, sombre humeur.
Abe tient le joint entre le pouce et l’index, s’adresse à lui d’une voix sourde.
— C’en est arrivé au point qu’à chaque fois que j’entends ce bruit-là… (bref coup d’œil sur l’autoroute au-dessus)… ou à chaque fois que je vois un flot de phares avant dégoulinants de rouge et de blanc, j’entends les cisailles qui tranchent dans le métal. J’entends les bruits de découpage cachés par le reste des sons, parfois même j’entends gémir je ne sais quel pauvre con bousillé – rien qu’en écoutant les bruits de l’autoroute !
Il est en train d’aplatir le joint à force de le serrer, et il le tend soudain à Jim.
— Et ces feux arrière, quand on les suit, c’est comme du sang sur des os dans une fracture ouverte, du rouge sur du blanc, tu sais comment c’est, les phares, ça t’arrive en pleine gueule… Je veux dire, je vois vraiment ça.
Sa voix s’éteint, Jim distingue à peine ce qu’il dit.
— La manière dont une bagnole se froisse et se déchire, et le sang – il y en a plein dans un corps. Et leurs visages ont toujours l’air… Comme le visage de Lillian, c’était tellement…
Il frissonne, maintenant, tout son corps est secoué de frissons, il a le faciès déformé de quelqu’un qui retient ses larmes quoi qu’il en coûte à ses muscles. Il se relève brusquement.
Comme mû par une ficelle, Jim se lève à son tour. Il risque une main sur l’épaule de son ami.
— C’est ton travail, Abe. C’est un travail pénible, mais c’est du bon travail, je veux dire qu’on en a besoin. C’est ce que t’as envie de faire…
— C’est pas ce que j’ai envie de faire ! Je veux plus le faire ! Bon Dieu, t’as pas écouté ce que j’ai dit ? (Il se dégage brutalement, se retourne et se met à tourner en rond comme un prédateur.) Fais attention, tu veux ? crie-t-il presque. Je deviens dingue là-dedans, je te dis, j’arrive même plus à faire mon boulot !
— Bien sûr que si…
— J’y arrive plus ! Qu’est-ce que t’en sais ? Viens pas me dire ce que je peux ou ce que je peux pas faire ! Putain de beau parleur…
Il lève le bras et frappe violemment la main levée de Jim, l’écarte d’un coup, expédie un nouveau revers dans la poitrine de Jim ; il semble un instant sur le point de tabasser celui-ci qui, épouvanté, se croise les bras sur la poitrine pour encaisser les coups.
Abe s’arrête, frémit, se détourne, s’éloigne dans la rue d’un pas rapide, se retourne, hésite, s’effondre comme une flaque au bord du trottoir et s’incline au-dessus du caniveau, la tête entre íes genoux, enfouie dans les mains. Et reste là à se balancer d’avant en arrière, d’avant en arrière.
Jim, effrayé, la gorge serrée devant le spectacle subit d’un tel tourment, demeure immobile, impuissant. Il ne sait pas quoi faire, n’a pas la moindre idée de ce qu’Abe pourrait vouloir qu’il fasse.
Au bout d’un moment, il descend la rue et va s’asseoir à côté d’Abe, qui se balance de plus en plus lentement alors que ses frissons persistent. Ils restent juste assis là, comme ça.
Le joint oublié, noir de cambouis, est toujours coincé entre le pouce et l’index de Jim ; il sort un briquet de la poche de sa chemise, allume l’extrémité cendreuse du pétard, tire dessus jusqu’à ce qu’il dégage de la fumée. Il tire une latte si longue qu’elle excède la capacité de ses poumons, et il se met à tousser fort. Abe a maintenant les coudes sur les genoux, et regarde la rue sans dire un mot. Il a le visage marqué de traînées de larmes. Jim lui offre le mégot. Il le prend, tire dessus, le rend, tout cela sans rien dire. Un nouveau frisson paroxystique lui secoue les chairs, puis il s’apaise.
Quelques instants plus tard, il regarde Jim avec une grimace empreinte d’une ironie désabusée.
— Tu vois ce que je veux dire ?
Jim opine. Il est à cours de vocabulaire. Sans préméditer ses mots, il dit :
— Ouais, mon vieux, t’es carrément cinglé.
Abe rit brièvement. Renifle.
Ils terminent le joint en silence. Assis au bord du trottoir, ils regardent la circulation qui gronde au-dessus d’eux.
Abe soupire.
— J’aurais jamais cru que ça deviendrait aussi dur.