91.

La salle se leva d'un bloc : pour le dernier concert à Rome de Lev Barjona, l'Académie Sainte-Cécile était pleine à craquer. L'Israélien devait interpréter le troisième concerto pour piano et orchestre de Camille Saint-Saëns, où il allait faire preuve dans le premier mouvement de son panache, dans le deuxième de l'extraordinaire fluidité de ses doigts, dans le troisième de son sens de l'humour.

Comme à l'accoutumée, le pianiste pénétra sur scène sans un regard pour le public, et s'assit directement sur son tabouret. Quand le chef d'orchestre lui fit signe qu'il était prêt, son visage se figea subitement, et il plaqua les premiers accords solennels et pompeux qui annoncent le thème romantique, introduit par le tutti de l'orchestre.

Dans le deuxième mouvement, il fut éblouissant. Les traits acrobatiques défilaient sous ses doigts de façon magique, chaque note parfaitement distincte et perlée malgré le tempo infernal qu'il avait adopté d'emblée. Le contraste entre ce vif-argent périlleux et l'immobilité totale de son visage fascinait le public, qui lui réserva après le dernier accord une de ces ovations dont les Romains ne privent pas ceux qui ont su conquérir leur cœur.

On s'attendait à ce que, selon son habitude, Lev Barjona disparaisse immédiatement dans les coulisses, sans accorder à la foule les bis traditionnels. Aussi la surprise de la salle fut grande quand il avança vers elle et demanda d'un geste qu'on lui apporte un micro. Il s'en saisit et leva les yeux, ébloui par les feux de la rampe. Il semblait regarder très loin, au-delà de la salle soudain devenue silencieuse, au-delà même de la ville de Rome. Son visage n'était plus figé, mais revêtait une gravité inaccoutumée chez ce charmeur impénitent. La cicatrice qui balafrait sa crinière blonde accentuait le caractère dramatique de ce qu'il allait dire.

Ce fut très bref :

– Pour vous remercier de votre accueil chaleureux, je vous offre la deuxième Gymnopédie d'Érik Satie, un immense compositeur français. Je la dédie spécialement ce soir à un autre Français, pèlerin de l'absolu. Et à un pianiste américain tragiquement disparu, mais dont la mémoire jamais ne me quittera. Lui-même interprétait cette musique de l'intérieur, car comme Satie il avait cru en l'amour, et il avait été trahi.

Tandis que Lev, les yeux fermés, semblait s'abandonner à la perfection de la mélodie toute simple, au fond de la salle un homme le regardait en souriant. Ramassé sur lui-même, tout en muscles, il détonnait quelque peu au milieu des spectatrices fines et élégantes qui l'entouraient.

« Ces juifs, pensait Moktar Al-Qoraysh, tous des sentimentaux ! »

Avec la mort d'Alessandro Calfo, sa mission touchait à son terme. Il avait eu la satisfaction d'éliminer de ses mains l'Américain. Quant à l'autre, il avait disparu, et Moktar n'avait pas encore retrouvé sa trace. Simple question de temps. Demain, il retournait au Caire. Il rendrait compte au Conseil du Fatah et prendrait ses instructions. Le Français devait disparaître : pour se mettre en chasse sur ses traces, Moktar avait besoin de moyens, et d'aide. Lev venait, publiquement, de déclarer son admiration pour l'infidèle, il ne pouvait plus compter sur lui.

Quant à Sonia, elle était maintenant au chômage. Il la ferait venir sans tarder au Caire. Voilée de noir, sa ravissante silhouette lui ferait honneur, à lui. Car il se la réserverait. Après être passée entre les mains d'un prélat pervers du Vatican, elle devait savoir faire des choses que le Prophète aurait peut-être réprouvées, s'il en avait eu connaissance. Le Coran affirme seulement : « Les femmes sont un champ à labourer : parcourez ce champ, labourez-le comme il vous plaît1 ». Il labourerait Sonia. Totalement indifférent à la délicate musique qui sortait des doigts de Lev, il sentit le sang affluer dans sa virilité.

1 Coran 2, 223.

Загрузка...