8.



Évangiles selon Matthieu et Jean

La nuit du jeudi au vendredi tirait à sa fin, l'aube allait poindre. Le Judéen s'approcha des flammes et tendit ses mains vers la chaleur bienfaisante. À cause du froid, les gardes avaient allumé un feu dans la cour du palais de Caïphe, et c'est avec respect qu'ils le laissèrent s'en approcher : un riche propriétaire du coin, une relation du grand-prêtre... Il se retourna : Pierre se dissimulait tant bien que mal dans un angle, terrorisé sans doute de se trouver là, au cœur d'un pouvoir qu'il projetait de renverser par la violence dans quelques heures. En se comportant comme un comploteur pris en faute, le Galiléen allait éveiller les soupçons.

Il lui fit signe d'approcher du feu. Le pêcheur hésita, puis se glissa timidement dans le cercle des serviteurs qui profitaient de la chaleur.



Tout s'était admirablement passé. Avant-hier il avait traîné à sa suite un Judas ébahi de pénétrer pour la première fois dans le quartier des dignitaires juifs. L'entrevue avec Caïphe avait bien commencé – le grand-prêtre semblait ravi qu'on lui fournisse une occasion de mettre Jésus à l'ombre, sans tumulte, en douceur. Puis Judas s'était braqué. Réalisait-il soudain en face de qui il se tenait, et qu'il allait livrer son Maître au pouvoir juif ?

– Et qu'est-ce qui me dit qu'une fois Jésus entre vos mains, vous n'allez pas le faire mourir ?

Le grand-prêtre leva solennellement sa main droite.

– Galiléen, je le jure devant l'Éternel : Jésus le nazôréen sera jugé équitablement selon notre Loi, qui ne condamne pas à mort un prédicateur ambulant. Sa vie ne sera pas menacée. Pour t'en assurer, je te remets un gage de ma parole donnée : l'Éternel est désormais témoin entre toi et moi.

Avec un sourire, il tendit à Judas une trentaine de pièces d'or.

Sans un mot, Judas empocha l'or. Le grand-prêtre venait de s'engager solennellement : Jésus serait arrêté, mais il y aurait un procès. Cela prendrait du temps, et dans trois jours Caïphe ne serait plus le dirigeant suprême du pays. Il ne serait plus rien.



Mais que faisaient-ils donc, là-haut ? Pourquoi Jésus n'était-il pas déjà à l'ombre dans un quelconque cachot du sous-sol ? À l'ombre, et en sécurité ?

Le Judéen avait vu quelques membres du Sanhédrin gravir en maugréant les marches de l'escalier menant au premier étage du palais, où l'on avait conduit Jésus dès son arrivée.

Depuis, plus rien ne filtrait en bas, dans la cour. Il n'aimait pas la tournure que prenaient les événements : pour masquer sa nervosité, il se dirigea vers la sortie, et fit quelques pas dans la rue.

Il se heurta à une ombre plaquée contre le mur.

– Judas... que fais-tu là ?

L'homme tremblait comme une feuille de figuier au vent de Galilée.

– Je... je suis venu voir, j'ai tellement peur pour le Maître ! Peut-on faire confiance à la parole donnée par un Caïphe ?

– Allons, calme-toi : tout suit son cours normal. Ne reste pas ici, tu risques d'être arrêté par la première patrouille. Va chez moi, dans ma salle haute tu es en sécurité.

Il se dirigea vers la porte du palais. Se retournant, il vit Judas immobile : il ne décollerait pas de là.

Les coqs commençaient à chanter. Soudain la porte de la salle s'ouvrit, et la lumière des torches éclaira la véranda. Caïphe s'avança et jeta un coup d'œil dans la cour : vivement, le Judéen s'écarta de la lumière du feu, il ne fallait pas se faire remarquer maintenant. Après, quand l'émeute aurait échoué, il irait voir le grand-prêtre et lui réclamerait la liberté du Maître.

Puis Jésus sortit, descendit l'escalier. Il était tenu aux coudes par deux gardes, et étroitement ligoté.

Pourquoi ? Inutile de le ligoter pour l'enfermer au sous-sol !

Le groupe passa de l'autre côté du feu, et il entendit la voix aiguë de Caïphe :

– Conduisez-le chez Pilate, sans perdre un instant !

Une sueur glaciale inonda son front.

Chez Pilate ! Pour qu'on le conduise chez le procurateur romain, il n'y avait qu'une seule explication possible : Caïphe avait trahi son serment.



Judas n'avait pas quitté son poste d'observation. Il ne vit d'abord qu'une torche, qui l'éblouit : il s'enfonça dans le creux d'une porte, et retint sa respiration. Une patrouille ?

Ce n'était pas une patrouille. Au centre d'un peloton de gardes du Temple, il aperçut un homme qui marchait en trébuchant, ses bras entravés dans le dos. L'officier qui se trouvait en tête lança un ordre bref, juste au moment où il passait devant Judas dissimulé dans l'ombre.

– Ne traînons pas : au palais de Pilate !

Avec horreur, il distingua nettement le visage de l'homme qu'on faisait avancer à coups de poing : c'était Jésus.

Le Maître était très pâle, les traits tirés. Il passa devant la porte sans rien voir – son regard semblait tourné vers l'intérieur. Épouvanté, Judas fixa ses poignets : ils étaient liés très serré, un peu de sang tachait la corde, et ses mains recroquevillées étaient toutes bleues.

La vision de cauchemar s'effaça : le groupe armé venait de tourner sur la droite, en direction de la forteresse Antonia où résidait Pilate quand il était à Jérusalem.

Tout juif connaissait la Loi : en Israël le blasphème était puni de mort, par lapidation immédiate. S'ils n'avaient pas lapidé Jésus dans la cour, c'est qu'il avait refusé de se proclamer l'égal de Dieu, blasphème suprême : les chefs de la nation juive cherchaient donc une condamnation pour motif politique, et avec la nervosité des Romains pendant la fête de la pâque, ils l'obtiendraient sans doute.

En titubant, Judas sortit de la ville. Jésus ne serait pas jugé, Caïphe avait trahi son serment et décidé sa mort. Et afin qu'il meure – puisqu'on n'avait pu le convaincre de blasphème – on le livrait aux Romains.

Qui n'étaient pas à une croix près.



Il arriva en face de l'imposante masse du Temple. Au fond de sa poche, tintaient toujours les trente pièces d'or – gage dérisoire d'un accord conclu entre lui et le grand-prêtre, qui venait d'être rompu au mépris de la parole donnée. Caïphe s'était joué de lui.

Il irait l'affronter à l'intérieur du Temple, lui rappeler sa promesse. Et s'il persistait dans sa forfaiture, Judas en appellerait à l'Éternel, que Caïphe avait pris à témoin.

« Prêtres du Temple, voici venue pour vous l'heure du jugement de Dieu ! »

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