46.

Ils traversèrent la colonnade du Bernin. Leeland jeta un coup d'œil circulaire, et prit familièrement le bras de Nil.

– Mon ami, j'ai eu la preuve ce matin que notre conversation d'hier a été écoutée.

– Comme dans une ambassade, du temps des Soviétiques !

– L'Empire soviétique n'existe plus, mais ici tu es au centre névralgique d'un autre empire. Je suis certain de ce que j'avance, ne m'en demande pas plus. My poor friend, dans quel guêpier t'es-tu fourré ?

Ils marchèrent en silence. Le trafic était extrêmement dense sur l'Aurelia, rendant toute conversation impossible. Leeland s'arrêta devant un immeuble moderne, qui faisait l'angle d'une rue adjacente.

– Voilà, c'est ici, j'ai un studio au troisième étage. Le Vatican paye le loyer, mon salaire de minutante n'y suffirait pas.



En franchissant le seuil du studio de Leeland, Nil poussa entre ses dents un petit sifflement :

– Monsignore, quelle merveille !

Une grande salle de séjour était divisée en deux. La première partie comportait un piano mi-queue, autour duquel était éparpillé tout un matériel électro-acoustique. Une étagère à claire-voie remplie de livres délimitait la seconde partie : deux ordinateurs reliés aux annexes les plus sophistiquées – imprimantes, scanner, et des boîtiers que Nil fut incapable d'identifier. Leeland invita Nil à se mettre à l'aise, et eut un petit rire gêné.

– C'est mon abbaye américaine qui m'a offert tout ça, une fortune ! Ils étaient furieux de la façon dont j'ai été limogé de mon poste d'abbé régulièrement élu, pour des raisons de politique ecclésiastique. Le Vatican me demande de faire acte de présence à mon bureau de minutante matin et soir. Puis je vais travailler à la réserve ou je reviens ici. Breczinscky m'a autorisé à photographier certains manuscrits, que j'ai scannés dans l'ordinateur.

– Pourquoi m'as-tu dit de me méfier de lui ?

Leeland sembla hésiter à répondre :

– Pendant nos années d'études romaines, tu voyais le Vatican depuis la colline de l'Aventin, à un kilomètre d'ici : c'était loin, Nil, très loin. Tu étais fasciné par le ballet des prélats autour du pape, tu appréciais en spectateur, fier d'appartenir à une machinerie qui possède une carrosserie si prestigieuse. Maintenant tu n'es plus spectateur : tu es un insecte, piqué sur la toile, piégé par les araignées, englué comme une mouche sans défense.

Nil l'écoutait en silence. Depuis la mort d'Andrei, il pressentait que sa vie avait basculé, qu'il était entré dans un univers dont il ignorait tout. Leeland poursuivit :

– Josef Breczinsky est un Polonais, l'un de ceux qu'on appelle les « hommes du pape ». Totalement dévoué à la personne du Saint-Père, et donc écartelé entre les courants qui parcourent le Vatican, d'autant plus violents qu'ils sont souterrains. Depuis quatre ans je travaille à dix mètres de son bureau, et ne sais toujours rien de lui : sauf qu'il porte le poids d'une souffrance infinie, qui se lit sur son visage. Il semble t'apprécier : fais très attention à ce que tu lui dis.

Nil retint son envie de saisir le bras de Leeland.

– Et toi, Remby ? Est-ce que toi aussi tu es un... insecte englué dans la toile ?

Les yeux de l'Américain s'embuèrent de larmes.

– Moi... ma vie est finie, Nil. Ils m'ont détruit, parce que j'ai cru en l'amour. Comme ils peuvent te détruire, parce que tu crois en la vérité.

Nil comprit qu'il ne devait pas insister. « Pas aujourd'hui. Une telle détresse dans son regard ! »

L'Américain se reprit.

– Je suis bien incapable de collaborer à tes travaux érudits, mais je ferai tout mon possible pour t'aider : les catholiques ont toujours voulu ignorer que Jésus était juif ! Mets à profit ton séjour inattendu à Rome, les manuscrits grégoriens attendront s'il le faut.

– Nous irons chaque jour travailler à la réserve, pour ne pas éveiller les soupçons. Mais je suis décidé à poursuivre la recherche d'Andrei. Son billet parlait de quatre pistes à explorer. L'une d'entre elles concerne une dalle récemment découverte dans l'église de Germigny, avec une inscription datant de l'époque de Charlemagne. Nous avons rapidement pris un cliché de face, l'inscription avait beaucoup étonné Andrei. J'ai ici le négatif : crois-tu qu'avec ton matériel informatique, tu puisses en tirer quelque chose ?

Leeland eut l'air soulagé : parler technique lui permettait d'échapper aux fantômes qu'il venait d'évoquer.

– Tu n'imagines pas ce qu'un ordinateur peut faire ! Si ce sont les caractères d'une langue qu'il possède en mémoire, il sait reconstituer des lettres ou des mots à partir d'un texte abîmé par le temps. Montre-moi ton négatif.

Nil prit sa sacoche, et tendit le rouleau à son ami. Ils passèrent de l'autre côté de la pièce, Leeland alluma les boîtiers qui se mirent à clignoter. Il ouvrit l'un d'eux.

– Scanner laser, dernière génération.

Quinze secondes plus tard, la dalle apparut sur l'écran. Leeland mania la souris, pianota sur le clavier, et la surface de l'image commença à être balayée, très régulièrement, par un pinceau lumineux.

– Il y en a pour vingt minutes. Pendant qu'il travaille, viens à côté du piano, je vais te jouer le Children's Corner.

Tandis que Leeland, les yeux fermés, faisait naître sous ses doigts la mélodie délicate de Debussy, le pinceau de l'ordinateur passait, inlassablement, devant la reproduction d'une mystérieuse inscription carolingienne.

Photographiée, au crépuscule du XXe siècle, par un moine que ce cliché avait conduit à la mort.



Au même moment, Mgr Calfo saisissait son téléphone portable :

– Ils ont quitté le bureau de la Congrégation et sont partis immédiatement pour l'appartement de l'Americano ? Bon, restez dans les parages, surveillez discrètement leurs mouvements, et ce soir vous me faites votre rapport.

Il palpa machinalement le losange oblong de son jaspe vert.

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