12.

N'étaient les appliques vénitiennes qui diffusaient une chaude lumière tamisée, la salle aurait pu paraître sinistre. Tout en longueur, sans fenêtres, elle n'était meublée que d'une table de bois ciré, derrière laquelle s'alignaient treize sièges adossés au mur. Au centre une sorte de trône en style napolitain-angevin, tapissé de velours pourpre. Et de part et d'autre, six fauteuils plus simples aux accoudoirs en tête de lion.

Le lambris précieux de la porte d'entrée dissimulait un épais blindage.

Cinq mètres environ séparaient la table du mur d'en face, totalement nu. Totalement ? Non. Un panneau de bois sombre était enchâssé dans la maçonnerie. Détachant sa pâleur livide sur l'acajou du bois, un crucifix sanguinolent, d'inspiration janséniste, formait une tache presque obscène sous les feux croisés de deux spots dissimulés juste au-dessus du trône central.

Jamais ce trône n'avait été occupé, jamais il ne le serait : il rappelait aux membres de l'assemblée que la présence du Maître de la Société Saint-Pie V était toute spirituelle, mais éternelle. Depuis quatre siècles, Jésus-Christ, Dieu ressuscité, siégeait ici en esprit et en vérité, entouré de douze fidèles apôtres, six à sa droite et six à sa gauche. Exactement comme lors du dernier repas qu'il avait pris avec ses disciples, deux mille ans plus tôt, dans la salle haute du quartier ouest de Jérusalem.

Chacun des douze fauteuils était occupé par un homme revêtu d'une aube très ample, le capuchon rabattu sur la tête. Devant chaque visage, un simple linge blanc était agrafé par deux boutons-pression à hauteur des pommettes : le bas du visage masqué, on ne pouvait voir que deux yeux et le départ d'un front.

Ainsi disposés en ligne face au mur, il aurait fallu à chacun se pencher en avant et tourner la tête à quarante-cinq degrés pour apercevoir la silhouette de ses compagnons de table. Pareille contorsion était évidemment proscrite, de même qu'il était entendu qu'on montrerait ses mains le moins souvent possible. Avant-bras croisés sur la table, les ouvertures des larges manches étaient prévues pour s'encastrer naturellement, recouvrant les poignets et les mains des participants.

Lorsqu'ils parlaient, les membres de cette assemblée ne s'adressaient donc pas directement les uns aux autres, mais à l'image sanglante placée en face d'eux. Si chacun pouvait entendre – sans tourner la tête – ce qui était dit, c'est parce que le Maître, muet sur son crucifix, y consentait.



Dans cette pièce dont le commun des mortels ignore jusqu'à l'existence, la Société Saint-Pie V tenait sa trois mille six cent troisième réunion depuis sa fondation.



Placé à la droite du trône vide, un seul participant avait dégagé à plat sur la table – totalement nue – ses mains potelées : à son annulaire droit, un jaspe vert foncé lança des feux quand il se leva, et lissa machinalement son aube sur un abdomen légèrement proéminent.

– Mes frères, trois questions extérieures dont nous avons déjà débattu ici même doivent retenir aujourd'hui notre attention, et une quatrième, intérieure et... douloureuse pour chacun d'entre nous.

Un silence total accueillit cette déclaration : chacun attendait la suite.

– À la demande du cardinal-préfet de la Congrégation, vous avez été saisis d'un petit problème surgi récemment en France, dans une abbaye bénédictine soumise à très stricte surveillance. Vous m'avez alors donné carte blanche pour le résoudre. Eh bien, j'ai le plaisir de vous annoncer que le problème a été traité de façon satisfaisante : le moine dont les propos récents nous inquiétaient n'est désormais plus en mesure de nuire à la Sainte Église catholique.

Un assistant souleva légèrement ses avant-bras joints sous ses manches, pour signifier qu'il allait parler :

– Vous voulez dire qu'il a été... supprimé ?

– Je n'emploierais pas ce terme, offensivum auribus nostris1. Sachez qu'il est tombé malencontreusement du Rome express qui le ramenait à l'abbaye, et qu'il est mort sur le coup. Les autorités françaises ont conclu à un suicide. Je le recommande donc à vos prières : le suicide, vous le savez, est un crime terrible contre le créateur de toute vie.

– Mais... frère recteur, n'était-il pas dangereux de faire appel à un agent étranger pour rendre le... suicide possible ? Sommes-nous vraiment assurés de sa discrétion ?

– J'ai rencontré le Palestinien lors de mon séjour au Caire, il y a des années : depuis, il s'est toujours révélé très fiable. Ses intérêts rejoignent les nôtres en cette occasion, il l'a parfaitement compris. Il s'est fait aider par une vieille connaissance à lui, un agent israélien : les hommes du Fatah et du Mossad se combattent farouchement, mais ils savent parfois s'épauler pour affronter une cause commune – et c'est précisément le cas ici, ce qui sert nos projets. Seul compte le résultat : les moyens employés doivent être efficaces, rapides, définitifs. Et je me porte garant de la discrétion absolue de ces deux agents. Ils sont très bien rémunérés.

– Précisément : les milliers de dollars dont vous nous avez parlé représentent une somme considérable. Cette dépense est-elle bien justifiée ?

Le recteur, chose rare, se tourna vers son interlocuteur.

– Mon frère, cet investissement est ridicule en comparaison des profits qu'il peut générer. Et que j'estime, non pas en milliers, mais en millions de dollars. Si nous parvenons à nos fins, nous disposerons enfin des moyens de notre mission. Rappelez-vous la fortune soudaine, et immense, des Templiers : eh bien, nous allons puiser à la même source qu'eux. En réussissant, là où ils ont fini par échouer.

– Et la dalle de Germigny ?

– J'allais y venir. Cette découverte serait restée inaperçue si le père Andrei n'en avait été averti, à cause de la proximité géographique de son abbaye. Il a eu la malencontreuse idée de se rendre rapidement sur les lieux, et de lire l'inscription le premier. Nous en connaissions l'existence par le dossier des Templiers.

– Cela, vous nous l'avez déjà dit.

– Lors de son récent passage à Rome, il a laissé échapper quelques réflexions qui semblaient prouver qu'il était en train de relier entre elles les informations en sa possession. C'est extrêmement dangereux, on ne sait jamais où cela s'arrête, et notre Société a été fondée par le saint pape Pie V pour éviter que – il s'inclina, d'abord sur sa gauche devant le trône vide, puis face à lui devant le crucifix – la mémoire et l'image du Maître puissent jamais être souillées ou ternies. Au cours de la longue histoire de l'Église, tous ceux qui ont tenté d'agir de la sorte ont été éliminés. Souvent à temps, parfois trop tard – et ce furent des désordres abominables, causes de beaucoup de souffrances : songez à Origène, Arius, ou encore Nestorius et beaucoup d'autres... L'équipe du Rome express va faire le nécessaire, à ma demande : la dalle de Germigny sera bientôt à l'abri des regards indiscrets, ici même.

Un soupir de soulagement parcourut l'assemblée.

– Mais nous avons maintenant un autre problème, consécutif au premier, enchaîna le recteur.

Machinalement, quelques têtes se tournèrent vers lui.

– Depuis quelque temps, le défunt père Andrei semble avoir éveillé la curiosité d'une sorte de disciple : l'un des moines, professeur au scolasticat spécial de l'abbaye en question. Oh, ce n'est peut-être qu'une fausse alerte, déclenchée par un message que nous a fait parvenir le révérend père abbé. Un étudiant qui assiste au cours d'exégèse de ce professeur – un certain père Nil – a fait savoir qu'il l'avait entendu énoncer des prises de position qui portent atteinte à la saine doctrine sur l'Évangile selon saint Jean. Étant donné le contexte récent, le père abbé a jugé bon de nous avertir immédiatement.

Plusieurs frères dressèrent la tête : l'Évangile selon saint Jean était au cœur même de leur mission, tout ce qui y touche devait être analysé de près.

– Normalement, l'orthodoxie d'un exégète catholique concerne la Congrégation, et ce moine n'est pas le premier qu'elle aurait eu à remettre à sa juste place...

On put deviner quelques sourires sous les voiles qui recouvraient les visages.

– ... mais les circonstances sont ici particulières. Le regretté père Andrei était un érudit d'une classe exceptionnelle, doué d'un esprit pointu et inventif. Il ne peut plus nuire désormais, mais qu'a-t-il laissé entendre à son disciple Nil ? Car, le père abbé nous l'a précisé, une étroite amitié – chose toujours regrettable dans une abbaye – unissait ces deux intellectuels. Autrement dit, le poison qui s'est infiltré dans l'esprit du père Andrei aurait-il contaminé le père Nil ? Nous n'avons aucun moyen de le savoir.

L'un des frères leva ses bras croisés.

– Dites-moi, frère recteur... Ce père Nil, est-ce qu'il ne lui arrive pas, par hasard, de voyager, lui aussi, dans le Rome express ?

– Il pourrait, certes. Mais un deuxième suicide parmi les moines de l'abbaye ne saurait être envisagé. Ni le gouvernement français ni l'opinion ne seraient faciles à convaincre, à intervalles si rapprochés. Or il y a une certaine urgence, car ce moine enseigne régulièrement, et semble résolu à mettre ses étudiants au courant de ses... enfin, de certaines conclusions de ses recherches. Quelles sont-elles ? Nous l'ignorons, mais on ne peut courir aucun risque : le cardinal place beaucoup d'espoir dans le scolasticat monastique de Saint-Martin, il le veut absolument irréprochable.

– Que proposez-vous ?

Le recteur s'assit, rentra ses mains et sa bague dans l'abri des manches de son aube.

– Je ne sais pas encore, tout cela est trop récent. Dans l'immédiat, il faut découvrir ce que ce moine sait, ou – s'il ne sait encore rien de trop grave – jusqu'où il pourrait aller. Je vous tiendrai au courant.

Il fit une pause, regarda intensément le crucifix dont l'ivoire était taché d'un sang que les siècles semblaient avoir fait coaguler. La question suivante serait plus difficile : il fallait mener cela rondement. Chaque frère, après tout, s'attendait à ce que la Société applique ses statuts.

Même quand ils impliquaient la mort de l'un d'entre eux.



– Chacun ignore tout, ou presque, du frère assis à côté de lui en ce moment. C'est donc à moi que revient la terrible tâche de protéger la nature même de notre Société, quand le besoin s'en fait sentir.

Le recteur de la Société Saint-Pie V était nommé à vie. Quand il se sentait proche de la mort, il désignait parmi les frères celui qui lui succéderait – et qui, à son tour, aurait à connaître (et lui seul) l'identité de ses onze compagnons, et à être connu d'eux. La plupart des recteurs, depuis 1570, avaient eu le bon goût de mourir avant de devenir inefficaces. Parfois il avait fallu aider quelque peu ceux qui tenaient plus à la vie qu'au Maître : les Onze exerçaient un contrôle rigoureux sur l'efficacité de leur chef. Un protocole existait pour ce cas – et c'est justement ce protocole qui allait devoir être appliqué, mais cette fois-ci à l'encontre d'un frère.

– L'un de nous, il m'est pénible de le dire ici, a fait montre récemment de son incapacité à respecter notre règle principale, celle de la totale confidentialité. Le grand âge, sans doute, a diminué ses réflexes.

Un des assistants se mit à trembler, faisant glisser les manches de son aube et laissant apparaître des mains décharnées, sillonnées par des veines saillantes.

– Veuillez vous couvrir, frère ! – Bien. Vous connaissez la procédure appliquée à l'encontre du fautif. Je vous avertis, afin que vous commenciez dès ce soir le temps de jeûne, de prière et de sévère pénitence, qui accompagne toujours la fin définitive de la mission d'un frère. Nous devons l'aider à se préparer, l'accompagner dans le chemin qui va désormais être le sien. Jeûne total la veille de notre prochaine réunion, et discipline au fouet métallique matin et soir, chaque jour pendant le temps d'un Miserere – ou plus, si vous le souhaitez. Nous ne mesurerons pas notre affection au frère qui partage nos responsabilités depuis si longtemps, et dont nous devrons bientôt nous séparer.

Calfo n'aimait pas avoir à appliquer ce protocole à l'un des Douze. Il fixa intensément le crucifix : depuis le temps qu'il présidait aux réunions de sa Société, le Maître en avait vu et entendu bien d'autres.

– Je vous remercie. Nous avons jusqu'à la prochaine séance pour prouver à notre frère, dans le secret, la force de notre amour pour lui.

Les frères se levèrent, et se dirigèrent vers la porte blindée du fond.

1 Qui offense nos oreilles.

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