14.



Actes des Apôtres

Laissant le Judéen interloqué, Pierre quitta la salle, traversa l'impluvium et se glissa dehors. Dans cette aube incertaine du samedi de la pâque, les rues seraient vides : il savait où trouver Judas.

Il se faufila dans la ville basse. Un dédale de ruelles, de plus en plus étroites, aucune n'était plus pavée : le sable crissait sous ses sandales.

Il frappa à une porte.

Le visage effrayé d'une femme voilée apparut dans l'embrasure.

– Pierre ! Mais... à cette heure-là ?

– Ce n'est pas toi que je viens voir, femme. C'est l'Iscariote. Est-il ici ?

Elle le laissa dehors, et baissa la voix :

– Oui, il est arrivé dans la nuit, affolé. Vraiment, il semblait hors de lui... Il m'a suppliée de le cacher jusqu'à la fin de la fête. Il dit qu'il a accusé publiquement le grand-prêtre Caïphe de forfaiture, et qu'il a pris Dieu à témoin : l'un des deux doit mourir, maintenant.

– Tu ne crois pas à tout cela, n'est-ce pas ?

– Je suis une disciple de Jésus, comme toi : il nous a délivrés de toutes ces fables qui asservissent le peuple.

Pierre lui sourit :

– Alors, tu n'as rien à craindre, je suis venu pour rassurer Judas. Dieu est juste, il connaît la droiture de son cœur. Judas a eu tort de le prendre à témoin entre lui et le grand-prêtre. Demande-lui de sortir, je veux lui dire un mot.

La femme hésita, regarda Pierre et referma devant lui la porte.

L'apôtre fit quelques pas : trois maisons basses fermaient cette impasse, les volets extérieurs étaient tirés. Jérusalem dormait encore, après une nuit passée à réciter le Seder pascal.

Un bruit le fit tressaillir, il se retourna : Judas était devant lui.

– Pierre ! Shalom !

Il était très pâle, ses yeux cernés et sa chevelure en broussaille lui donnaient un air hagard. Avec inquiétude il dévisagea Pierre, qui ne répondit pas à son salut et hocha seulement la tête. Judas prit les devants.

– Si tu savais... Nous avons été trahis, Pierre, trahis par le grand-prêtre en personne. Il avait juré que la vie de Jésus serait protégée. Et hier à l'aube j'ai vu le Maître conduit chez Pilate, enchaîné. Alors...

– Alors, tu es devenu fou ! – la voix de Pierre était tranchante.

– Alors, j'ai voulu rappeler à Caïphe notre accord. Et j'ai pris Dieu à témoin entre lui et moi.

– Sais-tu ce que cela signifie, selon vos absurdes croyances ?

Judas baissa la tête, noua nerveusement ses mains.

– Tout serment engage l'Éternel. Caïphe a juré devant moi, il m'a remis de l'argent comme gage de sa foi, et pourtant Jésus est mort comme un malfaiteur ! Oh oui, l'Éternel seul peut être juge d'une telle infamie.

– Jésus ne nous a-t-il pas répété qu'il ne fallait pas jurer devant le trône de Dieu, car c'est l'insulter ?

Judas secoua la tête.

– Dieu juge, frère, Dieu doit juger l'infamie des hommes...

« Voilà ce que les prêtres ont fait de nous, songea Pierre, des esclaves de croyances absurdes. C'est de cela d'abord qu'il faut libérer Israël : et si ce n'est pas avec Jésus, ce sera sans lui. Mais Judas est définitivement perdu. Trop tard pour lui. »

– Et alors, Judas ?

– Alors, tout est terminé. Il ne nous reste plus qu'à retourner en Galilée, pour expier la mort du Maître tant que nous vivrons. Tout est terminé, Pierre !

L'apôtre fit un pas vers Judas, qui le regarda s'avancer avec méfiance. Pour le rassurer, Pierre lui adressa un sourire – cet homme est une victime du pouvoir juif, qu'il meure en paix ! Puis il dégaina sa sica, et d'un geste vif, comme il l'avait appris autrefois chez les zélotes, l'enfonça dans le bas-ventre de Judas. Avec une grimace de dégoût, il remonta vers le haut jusqu'à ce qu'il sente l'obstacle du sternum.

– Dieu a jugé, Judas, souffla-t-il dans son visage. Dieu juge toujours : Caïphe continuera de vivre, pour le malheur d'Israël.

Les yeux écarquillés d'horreur, Judas, sans un cri, tomba en avant, ouvert par le milieu, et ses entrailles se répandirent sur le sable.



Pierre recula lentement, et inspecta l'impasse : rien n'avait bougé, il n'y aurait aucun témoin. Lentement, il essuya sa courte épée sur l'intérieur de sa tunique. Puis il leva les yeux. Le gai soleil de la pâque venait éclairer la terre d'Israël, lui rappelant le départ de la servitude d'Égypte, et le franchissement miraculeux des eaux de la mer Rouge.

Ce jour-là, un peuple était né, le Peuple de Dieu. Douze tribus avaient ensuite nomadisé dans le désert avant de se fixer en Canaan : l'ancien Israël, qui était arrivé à bout de souffle. Un Nouvel Israël devait naître, emmené cette fois-ci par douze apôtres. Ils n'étaient plus que onze ? Dieu nommerait lui-même le remplaçant de Judas.

Mais jamais le Judéen, le prétendu disciple bien-aimé, ne ferait partie des Douze.

Jamais.



Pierre enjamba le corps de Judas. Quand il serait découvert, tout le monde penserait à un règlement de comptes entre zélotes : l'éventration de leurs ennemis était leur signature habituelle. Il jeta un dernier coup d'œil au cadavre :

« Désormais, je suis la pierre sur laquelle se bâtira l'Église, et la mort n'aura pas de pouvoir contre nous. Tout n'est pas terminé, Judas. »

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