24.



Actes des Apôtres

– Pierre, qu'est-il advenu du corps de Jésus ?

Pierre jeta un regard circulaire. Trois semaines déjà que Jésus était mort, et pendant tout ce temps il n'avait pas quitté la salle haute. Une petite centaine de sympathisants s'y retrouvaient ce matin, et la même question fusait de toutes parts.

À l'autre extrémité de la pièce leur hôte était seul debout, appuyé contre un mur. Une vingtaine d'hommes assis l'entouraient, tournant alternativement les yeux vers lui puis vers la fenêtre, au pied de laquelle les Onze faisaient bloc. Des partisans, peut-être ? « Maintenant, pensa Pierre, c'est lui – ou moi. »

L'apôtre regarda ses dix compagnons. André son frère, qui mordillait sa lèvre inférieure, Jean et Jacques de Zébédée, Matthieu l'ancien douanier... Aucun d'eux ne possédait la stature d'un chef.

Il fallait que quelqu'un se dresse au milieu de cette foule désorientée. Se lever et prendre la parole, à cet instant précis, c'était prendre le pouvoir.

Pierre aspira l'air profondément, et se leva. La lumière de la fenêtre l'éclairait de dos, laissant son visage dans l'ombre.

– Frères...

Malgré tous ses efforts, il n'était pas parvenu à savoir où les esséniens avaient enterré le cadavre de Jésus, après l'avoir enlevé du tombeau. « Et lui, le seul témoin avec moi, sait-il ? Détourner l'attention de ces gens, et affirmer une fois pour toutes mon autorité. » Il décida d'ignorer la question de la foule, et les toisa. Ils sauraient, dès maintenant, que c'était lui qui avait accompli le jugement de Dieu. Dieu s'était servi de lui, et Dieu s'en servirait encore.

– Frères, il fallait que s'accomplisse le destin de Judas. Il faisait partie des Douze, et il a trahi : il est tombé en avant, ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont répandues sur le sable.

Un silence de mort s'abattit sur la salle. Ces détails, seul l'assassin de Judas pouvait les connaître. Il venait d'avouer, publiquement, que la main qui tenait le poignard n'était pas celle d'un quelconque zélote : c'était la sienne.

Il dévisagea chacun de ceux qui avaient bruyamment demandé des explications sur le sort du cadavre de Jésus : sous son regard, un à un ils baissèrent les yeux.



Le disciple bien-aimé, à l'autre bout de la pièce, ne disait toujours rien. Pierre leva la main.

– Nous devons remplacer Judas, qu'un autre prenne sa charge. Qu'il soit choisi parmi ceux qui ont accompagné le Maître, depuis la rencontre du Jourdain jusqu'à la fin.

Un murmure d'approbation parcourut l'assemblée, et tous les yeux se tournèrent vers le disciple bien-aimé. Car lui seul pouvait compléter le collège des douze apôtres : le premier il avait rencontré le Maître au bord du Jourdain, et il avait été son intime jusqu'au bout. C'était lui le successeur tout désigné de Judas.

Pierre perçut ce que ressentait la foule.

– Ce n'est pas nous qui choisirons ! Il faut que Dieu désigne le douzième apôtre, par le sort. Matthieu, prends ton calame, et écris deux noms sur ces morceaux d'écorce.

Avant qu'il s'exécute, Pierre se pencha vers Matthieu et lui murmura quelque chose à l'oreille. L'ancien douanier le regarda, l'air surpris. Puis hocha la tête, s'assit et écrivit rapidement. Les deux bouts d'écorce furent placés sur un foulard, dont Pierre releva les quatre coins.

– Toi, approche, tire un de ces deux noms. Et que Dieu parle au milieu de nous !

Un jeune garçon se leva, avança la main, la plongea dans le foulard et sortit l'une des deux écorces.

Pierre la saisit, et la remit à Matthieu.

– Je ne sais pas lire : dis-nous ce qu'il y a d'écrit.

Matthieu s'éclaircit la voix, regarda le morceau d'écorce et proclama :

– Le nom de Matthias est écrit !



De la foule, des protestations jaillirent.

– Frères – Pierre dut crier pour se faire entendre –, Dieu lui-même vient de désigner Matthias pour prendre la place de Judas ! Nous sommes douze à nouveau, comme lors du dernier repas que Jésus a pris avant de mourir, ici même !

Un peu partout des hommes se levèrent, tandis que Pierre attirait à lui Matthias, l'embrassait et le faisait asseoir au milieu des Onze. Puis il fixa le disciple bien-aimé, dont la foule assise le séparait. Un groupe compact de sympathisants l'entourait maintenant, debout, le visage sombre. Dominant le bruit, Pierre s'écria :

– Douze tribus parlaient pour Dieu : douze apôtres parleront pour Jésus, à sa place ou en son nom. Douze, et pas un de plus : il n'y aura jamais de treizième apôtre !

Le disciple bien-aimé soutint longuement son regard, puis se pencha et murmura quelques mots à l'oreille d'un adolescent aux cheveux bouclés. Soudain inquiet, Pierre glissa la main dans la fente de sa tunique, et saisit la poignée de sa sica. Mais son rival fit un signe à ceux qui l'entouraient, et se dirigea en silence vers la porte. Une trentaine d'hommes lui emboîtèrent le pas, visages fermés.



Dès qu'il fut parvenu dans la rue, il se retourna : l'adolescent se glissa à ses côtés, et lui tendit l'autre écorce, celle qui avait glissé du foulard abandonné par Pierre après la proclamation du choix de Dieu. Il demanda au jeune garçon :

– Iokhanân, personne n'a pu voir cette écorce ?

– Personne, abbou. Personne d'autre que Matthieu qui a écrit le nom, Pierre qui le lui a dicté, et toi maintenant.

– Alors, mon enfant, donne-la-moi, et oublie-la à tout jamais.

Il jeta un coup d'œil sur le deuxième bulletin offert au vote de Dieu, et sourit à Iokhanân : le nom inscrit n'était pas le sien.

« Ainsi, Pierre, tu as décidé de m'écarter à tout jamais du Nouvel Israël ! Une guerre s'ouvre désormais entre nous : puisse-t-elle ne pas écraser cet enfant, et ceux qui viendront après lui. »

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