94.

Ce matin d'octobre, la place Saint-Pierre avait ses allures de fête : le pape devait proclamer la canonisation du fondateur de l'Opus Dei, Escriva de Balaguer. Sur la façade de la basilique, centre de la chrétienté, un immense portrait du nouveau saint était offert à la foule nombreuse. De ses yeux malicieux, il semblait la contempler avec ironie.

Debout à la droite du pape, le cardinal Catzinger était rayonnant de joie. Cette canonisation revêtait pour lui une signification particulière. D'abord, c'était sa victoire personnelle sur les membres de l'Opus Dei, qu'il avait contraints à venir manger dans sa main pendant les années de procès en béatification de leur héros. Désormais ils avaient une dette envers lui, ce qui le mettait un peu plus à l'abri de leurs manœuvres permanentes. Catzinger était heureux du bon tour qu'il venait de leur jouer, pour quelque temps au moins il avait barre sur eux.

Ensuite, il mettait Antonio à l'abri de toute pression des Espagnols de Balaguer. Il lui importait que la Société Saint-Pie V soit fermement tenue, pour éviter les déboires qu'il avait connus avec Calfo.

Enfin, et ce n'était pas le moindre des bonheurs de cette journée, le pape – de plus en plus incapable de se faire comprendre – lui avait confié le soin de prononcer l'homélie. Il en profiterait pour tracer son programme de gouvernement, devant les télévisions du monde entier.

Car il gouvernerait un jour la barque de Pierre. Non plus en sous-main, comme il le faisait depuis des années. Mais ouvertement, au grand jour.

Machinalement, il releva le pan de la chasuble pontificale, que les tremblements agitant le souverain pontife faisaient glisser d'une façon très peu télégénique. Et pour masquer ce geste, il sourit à la caméra. Ses yeux bleus, ses cheveux blancs, passaient admirablement bien à l'écran. Il redressa la taille : la caméra était braquée sur lui.

L'Église était éternelle.



Perdu dans la foule, un jeune homme regardait d'un œil moqueur le spectacle des fastes de l'Église. Sa chevelure bouclée brillait au soleil, et sa veste de paysan des Abruzzes ne détonnait pas : des délégations catholiques du monde entier, en costume folklorique, coloraient la place Saint-Pierre de taches vives.

Ses mains n'étaient pas libres : plaquées contre sa poitrine, elles serraient une sacoche de cuir rebondie.

Nil la lui avait confiée la veille. Il était inquiet : au village, où tout étranger était immédiatement repéré, on avait vu passer un homme qui avait posé des questions. Certainement pas un montagnard, pas même un Italien : trop de muscles, pas assez de bedaine, et le coup d'œil des villageois était infaillible. Les choses étant ce qu'elles sont dans un village des Abruzzes, Beppo avait capté la rumeur qui n'avait pas tardé à parvenir jusqu'à lui. Il en avait parlé à Nil, qui avait senti se réveiller ses angoisses.

Serait-il possible qu'ils le cherchent, même ici ?

Dès le lendemain, il avait confié sa sacoche à Beppo. Elle contenait le résultat d'années de recherche. Surtout, elle renfermait la copie qu'il avait effectuée de l'épître. De mémoire, certes, mais il savait qu'elle était fidèle au texte qu'il avait eu brièvement en main dans le fonds secret du Vatican.

Sa vie n'avait pas d'importance, sa vie ne lui appartenait plus. Comme le treizième apôtre, comme beaucoup d'autres, il mourrait peut-être pour avoir préféré Jésus au Christ-Dieu. Il le savait, et d'avance l'acceptait dans une grande paix.

Il n'avait qu'un seul regret, un péché contre l'Esprit qu'il ne pourrait confesser à aucun prêtre : quand même, il aurait bien voulu voir le véritable tombeau de Jésus, dans le désert. Il savait que ce désir n'était qu'une illusion pernicieuse, mais il ne parvenait pas à l'éteindre en lui. Fouiller l'immense étendue sableuse entre Israël et la mer Rouge. Retrouver le tumulus, perdu au milieu d'une nécropole essénienne abandonnée et ignorée de tous. Aller là où le treizième apôtre avait expressément voulu que personne n'aille. Y songer était déjà un péché : le silence n'avait pas accompli en lui son œuvre purificatrice. Il lutterait, pied à pied, pour éliminer de son esprit cette pensée qui l'écartait de la présence de Jésus, rencontré chaque jour dans la prière.

Entre des ossements et la réalité, il n'y avait pas à hésiter.

Mais il fallait être prudent. Beppo irait, seul, à Rome, et confierait la sacoche à un oncle en qui il avait toute confiance.



Le cardinal Emil Catzinger termina son homélie dans un tonnerre d'applaudissements, et regagna modestement sa place à la droite du pape.

Furtivement, Beppo baissa la tête et effleura avec respect la sacoche de ses lèvres.

La vérité ne serait pas gommée de la face de la terre.

La vérité serait transmise. Et referait surface, un jour.



Caché sous la colonnade du Bernin, Moktar Al-Qoraysh ne quittait pas le jeune homme des yeux. Il avait repéré le village. L'infidèle devait s'être caché quelque part alentour, dans la montagne.

Il suffisait de suivre ce paysan des Abruzzes au regard naïf.

Il le conduirait à sa proie.

Il sourit : si Nil avait pu échapper aux gens du Vatican, il ne lui échapperait pas. On n'échappe pas au Prophète, béni soit son nom.

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