72.

Leeland jouait un prélude de Bach quand Nil arriva au studio de la via Aurelia. Jusqu'à l'aube, il avait ruminé les révélations de Lev Barjona. Ses yeux cernés soulignaient l'inquiétude qui l'habitait.

– Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit : trop de choses nouvelles, d'un seul coup ! Ce n'est pas grave : allons à la réserve, me pencher sur tes manuscrits de chant grégorien m'aidera à retrouver mes esprits. Tu te rends compte, Rembert, la lettre du treizième apôtre se trouverait au Vatican !

– Nous ne pourrons y passer que la matinée. Je viens de recevoir un coup de fil de Mgr Calfo : le cardinal me convoque aujourd'hui à quatorze heures dans son bureau.

– Et pourquoi donc ?

– Oh... – Leeland ferma le piano, l'air embarrassé –, je crois savoir pourquoi, mais je préfère ne pas t'en parler maintenant. Si cette mystérieuse épître après laquelle tu cours depuis des années se trouve au Vatican, comment vas-tu pouvoir mettre la main dessus ?

Ce fut au tour de Nil d'avoir l'air gêné.

– Pardonne-moi, Remby, moi aussi je préfère ne pas te répondre tout de suite. Tu vois ce que le Vatican a fait de nous : des frères qui ne le sont plus complètement, puisqu'ils ne se disent pas tout...



À l'étage inférieur, Moktar arrêta ses magnétophones et siffla entre ses dents. Nil venait de prononcer une phrase qui valait beaucoup de dollars : la lettre du treizième apôtre se trouverait au Vatican ! Il avait eu raison d'écouter les ordres du Caire, et de ne rien faire encore contre le petit Français. Le Fatah en savait presque autant que Calfo sur cette lettre, et sur son importance vitale pour le christianisme : l'étau se resserrait autour de Nil, il fallait le laisser aller jusqu'au bout.

Calfo protégeait la chrétienté, mais lui, Moktar, protégeait l'islam, son Coran et son Prophète – béni soit son nom.



En parcourant le long couloir qui menait au bureau du préfet de la Congrégation, Leeland sentit son estomac se contracter. Tapis feutrés, appliques vénitiennes, boiseries précieuses : ce luxe, soudain, lui parut insupportable. C'était le signe ostentatoire de la puissance d'une organisation qui n'hésitait pas à broyer ses propres membres, pour préserver l'existence d'un immense empire basé sur une succession de mensonges. Depuis l'arrivée de Nil, il se rendait compte que son ami était devenu victime de ce pouvoir, comme lui – mais pour une tout autre raison. Leeland ne s'était jamais vraiment posé de questions sur sa foi : les découvertes de Nil le bouleversaient, et confortaient sa rébellion intérieure. Il frappa discrètement sur la haute porte ornée de minces filets d'or.

– Entrez, monseigneur, je vous attendais.

Leeland s'était préparé à le trouver flanqué de Calfo, mais Catzinger était seul. Sur son bureau nu était posé un simple dossier barré de rouge. Le visage du cardinal, habituellement rond et rose, était dur comme une pierre.

– Monseigneur, je n'irai pas par quatre chemins. Depuis trois semaines vous voyez quotidiennement le père Nil. Voilà maintenant que vous le traînez à un concert public, et vous lui faites rencontrer une personne peu recommandable, sur laquelle nos renseignements sont mauvais.

– Éminence, Rome n'est pas un monastère...

– Sufficit ! Nous avions conclu un accord : vous deviez me tenir informé de vos conversations avec le père Nil, et de l'avancée de ses recherches personnelles. Aucune recherche ne peut être personnelle dans l'Église catholique : toute réflexion, toute découverte doit lui être utile. Je ne reçois plus de vous aucun rapport, et ceux que vous m'avez adressés pèchent par défaut – c'est le moins qu'on puisse dire. Nous savons que le père Nil progresse dans une direction dangereuse, et nous savons qu'il vous tient au courant. Pourquoi, monseigneur, choisissez-vous le parti de l'aventure plutôt que celui de l'Église, à laquelle vous appartenez et qui est votre mère ?

Leeland baissa la tête. À cet homme-là, que pouvait-il répondre ?

– Éminence, je ne comprends pas grand-chose aux travaux érudits du père Nil...

Catzinger le coupa sèchement :

– Je ne vous demande pas de comprendre, mais de rapporter ce que vous entendez. Il m'est pénible de vous le rappeler, mais vous n'êtes pas en position de choisir.

Il se pencha sur la table, ouvrit le dossier et le fit glisser vers Leeland.

– Vous reconnaissez ces photos ? On vous y voit en compagnie d'un de vos moines de St Mary, à l'époque où vous en étiez le père abbé. Ici – il agita devant le nez de Leeland une photo noir et blanc –, vous êtes face à face dans le jardin de l'abbaye, et le regard que vous échangez avec lui en dit long. Et ici – cette fois-ci, la photo était en couleur –, vous êtes à ses côtés de dos, et votre main est posée sur son épaule. Entre deux religieux, pareilles attitudes sont indécentes.

Leeland avait pâli, et son cœur battit violemment dans sa poitrine. Anselm ! La pureté, la beauté, la noblesse du frère Anselm ! Jamais ce cardinal ne comprendrait quelque chose aux sentiments qui les avaient unis. Mais jamais il ne se laisserait salir par ce regard globuleux, par ces mots qui sortaient d'une bouche de marbre rigide et froid.

– Éminence, je l'ai prouvé et vous le savez, il ne s'est rien passé entre le frère Anselm et moi qui ait porté atteinte à notre vœu de chasteté. Jamais un acte, ou même l'amorce d'un acte contraire à la morale chrétienne !

– Monseigneur, la chasteté chrétienne n'est pas violée que par des actes, elle a son siège dans la maîtrise de l'esprit, du cœur et de l'âme. Vous avez failli à votre vœu par des pensées mauvaises, votre correspondance avec le frère Anselm – il montra à Leeland une dizaine de lettres soigneusement classées sous les photos – le prouve abondamment. En abusant de l'autorité que vous aviez sur lui, vous avez entraîné ce malheureux frère dans un penchant qui bouillonne en vous, et dont l'évocation seule fait horreur au prêtre que je suis.

Leeland rougit jusqu'à la racine des cheveux, et se cabra. « Comment ont-ils obtenu ces lettres ? Anselm, pauvre ami, qu'ont-ils fait de toi ? »

– Éminence, ces lettres ne contiennent rien d'autre que le témoignage d'une affection, vive certes, mais chaste entre un moine et son supérieur.

– Vous voulez rire ! Ces photos, plus ces lettres, plus enfin votre prise de position publique sur le mariage des prêtres, tout converge pour montrer que vous êtes tombé dans un état de dépravation morale tel, que nous avons dû vous abriter derrière la dignité épiscopale afin d'éviter un scandale épouvantable aux États-Unis. L'Église catholique américaine est en pleine tourmente, des affaires de pédophilie à répétition ont gravement miné son crédit auprès des fidèles. Imaginez ce qu'une presse déchaînée contre nous ferait de cette information : « L'abbaye St. Mary, annexe de Sodome et Gomorrhe ! » En vous enfouissant à l'ombre protectrice du Vatican, j'ai obtenu des journalistes qu'ils ne s'appesantissent pas sur votre personne – et cela nous a coûté fort cher. Ce dossier, monseigneur...

Il replaça soigneusement les photos sur la pile de lettres, et ferma le dossier d'un geste sec.

– ... ce dossier, je ne pourrai pas le garder plus longtemps secret si vous ne remplissez pas notre contrat d'une façon qui me satisfasse. Désormais, vous me tiendrez directement au courant de toutes les avancées de votre confrère français. Par ailleurs, en veillant à ce qu'il ne rencontre plus à Rome personne d'autre que vous, vous assurerez votre sécurité aussi bien que la sienne. Capito ?



Quand Leeland se retrouva dans le long couloir désert, il dut s'appuyer un instant contre le mur. Il haletait : l'effort qu'il venait de faire sur lui-même le laissait épuisé, son tee-shirt collait à sa poitrine. Lentement il se reprit, descendit le grand escalier de marbre et sortit de l'immeuble de la Congrégation. Comme un automate, il tourna à droite, suivant la première des trois marches qui font le tour de la colonnade du Bernin. Puis encore à droite, et il se dirigea vers la via Aurelia. La tête vide, il avançait sans regarder autour de lui.

Il avait l'impression d'avoir été physiquement écrasé par le cardinal. Anselm ! Pouvaient-ils savoir, pouvaient-ils comprendre seulement ce qu'est l'amour ? Pour ces hommes d'Église l'amour semblait n'être qu'un mot, une catégorie universelle aussi vide de contenu qu'un programme politique. Comment peut-on aimer le Dieu invisible, quand on n'a jamais aimé un être de chair ? Comment être « frère universel » si l'on n'est pas frère de son frère ?

Sans bien savoir comment, il se retrouva devant la porte de son immeuble, et gravit les trois étages. À sa grande surprise, il trouva Nil assis sur une marche d'escalier, sa sacoche entre les jambes.

– Je ne pouvais pas rester à San Girolamo sans rien faire, ce monastère est sinistre. J'avais envie de parler, je suis venu attendre...

Sans un mot, il le fit entrer dans la salle de séjour. Lui aussi avait besoin de parler : mais pourrait-il briser cette gangue qui enserrait sa poitrine ?

Il s'assit et se servit un verre de bourbon : son visage restait très pâle. Nil le regardait, la tête penchée.

– Remby, mon ami... que se passe-t-il ? Tu as l'air décomposé.

Leeland encercla son verre entre les paumes de ses mains, et ferma un instant les yeux. « Vais-je pouvoir lui dire ? » Puis il prit une nouvelle gorgée, et adressa à Nil un timide sourire. « Mon seul ami désormais. » Il ne supportait plus la duplicité à laquelle il se voyait contraint depuis son arrivée à Rome. Avec effort, il commença à parler :

– Tu sais que je suis entré très jeune au conservatoire de St. Mary, et que je suis passé directement des bancs de l'école à ceux du noviciat. Je n'avais rien connu de la vie, Nil, et la chasteté ne me pesait pas puisque j'ignorais la passion. L'année de mes vœux, un jeune homme est entré au noviciat, qui venait comme moi du conservatoire et qui, comme moi, était innocent comme l'enfant qui vient de naître. Je suis pianiste, il était violoniste. La musique nous a d'abord unis, puis quelque chose dont j'ignorais tout, devant quoi j'étais totalement démuni, dont on ne parle jamais au monastère : l'amour. Il m'a fallu des années pour identifier ce sentiment inconnu de moi, pour comprendre que le bonheur ressenti en sa présence, c'était cela l'amour. Pour la première fois, j'aimais ! Et j'étais aimé, je l'ai su ce jour où Anselm et moi avons ouvert nos cœurs l'un à l'autre. J'aimais, Nil, un moine plus jeune que moi, l'eau claire coulant d'une source limpide, et j'étais aimé de lui !

Nil fit un geste, mais se retint de l'interrompre.

– Quand je suis devenu abbé du monastère, notre relation s'est approfondie. Par l'élection abbatiale il était devenu mon fils devant Dieu : mon amour pour lui s'est coloré d'une infinie tendresse...

Deux larmes coulèrent sur ses joues : il ne pourrait pas aller plus loin. Nil lui prit le verre des mains, et le posa sur le piano. Il hésita un instant :

– Cet amour mutuel, cet amour dont vous étiez chacun conscient, l'avez-vous exprimé par un contact physique quelconque ?

Leeland leva vers lui un regard noyé de larmes.

– Jamais ! Jamais tu m'entends, si tu fais allusion à quoi que ce soit de vulgaire. Je respirais sa présence, je percevais les vibrations de son être, mais jamais nos corps ne se sont livrés à un contact grossier. Jamais je n'ai cessé d'être moine, jamais il n'a cessé d'être pur comme un cristal. Nous nous aimions, Nil, et le savoir suffisait à notre bonheur. À dater de ce jour, l'amour de Dieu m'est devenu plus compréhensible, plus proche. Peut-être le disciple bien-aimé et Jésus ont-ils vécu quelque chose de semblable, autrefois ?

Nil fit une moue. Il ne fallait pas tout mélanger, mais rester sur le terrain des faits.

– S'il ne s'est rien passé entre vous, s'il n'y a jamais eu aucun acte et donc aucune matière à péché – pardonne-moi, c'est ainsi que les théologiens raisonnent – en quoi Catzinger est-il concerné ? Car tu sors de son bureau, n'est-ce pas ?

– J'ai écrit autrefois à Anselm quelques lettres où cet amour transparaît : je ne sais pas à la suite de quelles pressions le Vatican a pu mettre la main dessus, avec deux photos innocentes où Anselm et moi nous trouvons côte à côte. Tu connais la hantise de l'Église pour tout ce qui touche au sexe : cela a suffi pour nourrir leur imagination maladive, pour m'accuser de dépravation morale, pour salir et couvrir de boue nauséabonde un sentiment qu'ils ne peuvent comprendre. Ces prélats sont-ils encore des êtres humains, Nil ? J'en doute, ils n'ont jamais connu la blessure d'amour qui fait naître un homme à l'humanité.

– Donc, insista Nil, c'est sur toi maintenant que Catzinger fait pression. Mais sais-tu pour quelle raison ? Que t'a-t-il dit, pourquoi es-tu si bouleversé ?

Leeland baissa la tête, et répondit dans un souffle :

– Le jour de ton arrivée à Rome, il m'a convoqué. Et m'a chargé de lui rapporter toutes nos conversations, faute de quoi il me livrait en pâture à la presse : moi j'y survivrai peut-être, mais Anselm est sans défense, il n'est pas armé pour tenir tête à la meute, je sais qu'il sera détruit. Parce que j'ai connu le sentiment d'amour, parce que j'ai osé aimer, on m'a demandé de t'espionner, Nil !



Le premier moment de surprise passé, Nil se leva et se servit un verre de bourbon. Maintenant il comprenait l'attitude ambiguë de son ami, ses brusques silences. Tout s'éclaircissait : les documents volés dans sa cellule du bord de Loire avaient dû parvenir très vite sur un bureau de la Congrégation. Sa convocation à Rome sous un prétexte artificiel, ses retrouvailles avec Leeland, tout était prévu, tout résultait d'un plan. Espionné ? Il l'avait été à l'abbaye, dès le lendemain de la mort d'Andrei. Une fois à Rome, l'infortuné Rembert n'avait plus été qu'un pion sur un échiquier, dont lui-même était la pièce centrale.

Il réfléchissait intensément, mais sa décision fut vite prise :

– Rembert, mes recherches et celles d'Andrei semblent déranger beaucoup de monde. Depuis que j'ai découvert la présence d'un treizième apôtre dans la chambre haute aux côtés de Jésus, et la façon dont il a été exclu sans relâche par une volonté tenace, il se passe des choses que je ne croyais plus possibles au XXe siècle. Pour l'Église, je suis devenu un galeux parce que j'ai fini par admettre l'inadmissible évidence : la transformation de Jésus en Christ-Dieu fut une imposture. Et aussi parce que j'ai découvert une face cachée de la personnalité du premier pape, les manœuvres du pouvoir à l'origine de l'Église. On ne me laissera pas continuer dans cette voie : je suis maintenant convaincu que c'est pour s'y être engagé qu'Andrei est tombé du Rome express. Je veux venger sa mort, et la vérité seule la vengera. Es-tu prêt à m'accompagner jusqu'au bout ?

Sans hésiter Leeland répondit, d'une voix sourde :

– Tu veux venger ton ami disparu, et moi je veux venger mon ami vivant, réduit à la honte et au silence dans ma propre abbaye : depuis des mois il ne m'écrit plus. Je veux venger la salissure qui nous a éclaboussés, la mise à mort de quelque chose de beaucoup trop innocent pour être compris par les hommes du Vatican. Oui, je suis avec toi, Nil : enfin, nous nous retrouvons !

Nil se renversa dans son fauteuil, et vida son verre avec une grimace. « Je me mets à boire comme un cow-boy ! » Subitement, sa tension se relâcha : à nouveau il pouvait tout partager avec son ami. L'action seule leur permettrait d'échapper à l'enfermement.

– Je veux retrouver cette épître. Mais je me pose des questions à propos de Lev Barjona : notre rencontre n'était pas fortuite, elle a été provoquée. Par qui, et pourquoi ?

– Lev est un ami, j'ai confiance en lui.

– Mais c'est un juif, et il a été membre du Mossad. Comme il nous l'a dit, les Israéliens connaissent l'existence de la lettre, et peut-être même son contenu, puisque Ygaël Yadin l'a lue et en a parlé avant de mourir. Qui d'autre est au courant ? Il semble que le Vatican ignore qu'elle se trouve quelque part entre ses murs. Pourquoi Lev m'a-t-il lâché cette information ? Un homme comme lui ne fait rien à la légère.

– Je n'en sais rien. Mais comment vas-tu retrouver un simple feuillet, peut-être jalousement protégé, ou peut-être simplement oublié dans un recoin quelconque ? Le Vatican est immense, les différents musées, les bibliothèques, leurs annexes, les combles et les sous-sols contiennent un invraisemblable fatras – depuis des manuscrits abandonnés dans un placard jusqu'à la copie du Spoutnik offerte à Jean XXIII par Nikita Khrouchtchev. Des millions d'objets à peine classés. Et cette fois-ci tu n'as rien pour te guider, pas même une cote de bibliothèque.

Nil se leva et s'étira.

– Lev Barjona nous a donné, sans le savoir peut-être, un indice précieux. Pour l'exploiter, mon seul atout c'est Breczinsky. Cet homme est une forteresse humaine barricadée de partout : je dois trouver le moyen d'y pénétrer, il est le seul à pouvoir m'aider. Demain nous irons comme d'habitude travailler à la réserve, tu me laisseras agir.



Nil quittait le studio : Moktar retira ses écouteurs, et rembobina les bandes magnétiques. L'une était pour Calfo. Il glissa l'autre dans une enveloppe, qu'il porterait à l'ambassade d'Égypte. Par la valise diplomatique, elle se trouverait demain matin entre les mains du Guide suprême de l'université Al-Azhar.

Ses lèvres se plissèrent de dégoût. Non seulement l'Américain était complice de Nil, mais en plus il était pédé. Ils ne méritaient pas de vivre, ni l'un ni l'autre.

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