53.

– C'est la première fois que j'identifie si clairement l'influence directe d'une mélodie rabbinique sur un chant médiéval !

Penchés depuis des heures sur la table de verre de la réserve, ils venaient de comparer mot pour mot un manuscrit de chant grégorien et un manuscrit de musique synagogale, tous deux antérieurs au XIe siècle et composés à partir du même texte biblique. Leeland se tourna vers Nil.

– Le chant de la synagogue serait-il vraiment à l'origine du chant de l'Église ? Je vais chercher le texte suivant dans la salle des manuscrits juifs. En m'attendant, repose-toi.

Breczinsky les avait accueillis ce matin avec sa discrétion habituelle. Mais il avait profité d'un moment d'absence de Leeland pour glisser à Nil :

– Si vous pouvez... Je voudrais vous parler un instant, aujourd'hui.

Sa porte était à quelques mètres. Resté seul devant la table, Nil hésita un instant. Puis retira ses gants, et se dirigea vers le bureau du Polonais.



– Asseyez-vous, je vous prie.

La pièce était à l'image de son occupant, austère et triste. Des étagères remplies de fardes alignées, et sur le bureau l'écran d'un ordinateur.

– Chacun de nos précieux manuscrits figure dans un catalogue interrogé par des savants du monde entier. Je suis en train de constituer une vidéothèque qui permettra de les consulter par Internet : déjà, vous avez pu le constater, il vient très peu de monde ici. Se déplacer pour étudier un texte sera de plus en plus inutile.

« Et tu seras de plus en plus seul », pensa Nil. Un silence s'établit entre eux, que Breczinsky semblait ne pas pouvoir rompre. Finalement, il parla, d'une voix hésitante :

– Puis-je vous demander quelles étaient vos relations avec le père Andrei ?

– Je vous l'ai déjà dit, nous avons été confrères pendant très longtemps.

– Oui, mais... est-ce que vous étiez au courant de ses travaux ?

– En partie seulement. Pourtant nous étions très proches, bien plus que ne le sont habituellement les membres d'une communauté religieuse.

– Ah, vous étiez... proche de lui ?

Nil ne comprenait pas où il voulait en venir.

– Andrei a été pour moi un ami très cher, nous n'étions pas seulement des frères en religion mais des intimes. Avec personne dans ma vie je n'ai autant partagé.

– Oui, murmura Breczinsky, c'est bien ce qu'il m'a semblé. Et moi qui pensais, quand je vous ai vu arriver, que... que vous étiez un des collaborateurs du cardinal Catzinger ! Cela change tout.

– Cela change quoi, mon père ?



Le Polonais ferma les yeux, comme s'il allait chercher très loin au fond de lui une force intérieure.

– Quand le père Andrei est venu à Rome, il a voulu me rencontrer : nous correspondions depuis longtemps sans nous être jamais vus. En entendant mon accent il est passé au polonais, qu'il parlait parfaitement.

– Andrei était slave, et parlait une dizaine de langues.

– J'ai été stupéfait d'apprendre que sa famille russe était originaire de Brest-Litovsk, dans la province polonaise annexée en 1920 par l'U.R.S.S. et à la frontière des territoires placés sous administration allemande en 1939. Polonais depuis toujours, ce malheureux morceau de territoire n'a cessé d'être convoité par les Russes et les Allemands. Quand mes parents se sont mariés il était encore sous la botte des Soviétiques, qui le peuplaient de colons russes, déplacés là malgré eux.

– Où êtes-vous né ?

– Dans un petit village proche de Brest-Litovsk. La population polonaise native était traitée très durement par l'administration soviétique, qui nous méprisait en tant que peuple soumis – et catholiques de surcroît. Puis sont venus les nazis, après l'invasion de l'Union soviétique par Hitler. La famille du père Andrei vivait à côté de la mienne, une simple haie séparait leur maison de la nôtre. Ils ont protégé mes malheureux parents de la terreur qui sévissait avant la guerre dans cette région frontalière. Enfin, sous les nazis, ils nous ont nourris d'abord, cachés ensuite. Sans eux, sans leur générosité quotidienne et leur aide courageuse, les miens n'auraient pas survécu et je ne serais pas venu au monde. Ma mère, avant de mourir, m'a fait jurer de ne jamais les oublier, eux, leurs descendants et leurs proches. Vous étiez l'intime, le frère du père Andrei ? Les frères de cet homme sont mes frères, mon sang leur appartient. Que puis-je faire pour vous ?



Nil était stupéfait, et se rendait compte que le Polonais était allé au bout des confidences qu'il était capable de faire aujourd'hui. Dans ce sous-sol de la ville de Rome, les grands vents de l'Histoire et de la guerre les rejoignaient à l'improviste.

– Avant de mourir, le père Andrei a rédigé une brève notice, des choses qu'il voulait me dire dès son retour. Je m'efforce de comprendre son message, et je continue sur un chemin qu'il avait frayé avant moi. J'ai du mal à me convaincre que sa mort n'était pas accidentelle. Jamais je ne saurai si on l'a vraiment tué, mais j'ai le sentiment qu'au-delà de la mort il m'a légué sa recherche, un peu comme un ordre de mission posthume. Pouvez-vous comprendre cela ?

– D'autant mieux qu'il m'a confié des choses qu'il ne disait peut-être à personne d'autre, pas même à vous. Nous venions de nous découvrir un passé commun, une proximité née dans des circonstances particulièrement douloureuses. Dans ce bureau, des spectres d'êtres infiniment chers se sont levés, couverts de sang et de boue. Un choc, pour lui comme pour moi. C'est ce qui m'a poussé, deux jours plus tard, à faire pour père Andrei quelque chose que... que je n'aurais jamais dû faire. Jamais.

« Nil, mon garçon, doucement, tout doucement avec lui. Chasser les fantômes. »

– Dans l'immédiat, j'ai un problème à résoudre : retrouver deux références qu'Andrei a laissées derrière lui, des cotes Dewey plus ou moins complètes de Pères de l'Église. Si mes recherches sur Internet n'aboutissent pas, je vous demanderai de m'aider. Jusqu'ici, je n'ai osé faire appel à personne : plus je progresse, plus ce que je découvre me paraît dangereux.

– Plus encore que vous ne l'imaginez – Breczinsky se leva, signifiant la fin de l'entretien. Je vous le répète : un intime, un frère du père Andrei est mon frère. Mais vous devez être extrêmement prudent : ce qui se dit entre ces murs doit rester strictement entre nous.

Nil hocha la tête, et retourna dans la salle. Leeland était revenu devant la table, et commençait à disposer un manuscrit sous la lampe. Il jeta un coup d'œil à son compagnon, puis baissa la tête sans un mot et reprit ses réglages, le visage sombre.

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