34.

Trois jours plus tard, Nil essayait de s'accommoder des sièges inconfortables du Rome express.

Il avait été stupéfait d'apprendre sa convocation à Rome, sans explications. Des manuscrits de musique ancienne ! Le père abbé lui avait tendu un billet de train pour le lendemain, impossible de retourner à Germigny prendre la deuxième photo de la dalle. En même temps que ses dossiers – ne rien laisser de compromettant dans sa cellule – il avait placé au fond de sa valise le négatif subtilisé dans le bureau d'Andrei. Pourrait-il en tirer quelque chose ?

Avec surprise, il remarqua que son compartiment était presque vide ; pourtant toutes les places vacantes étaient réservées. Un seul voyageur, un homme mince d'âge moyen semblait dormir, enfoncé dans le coin couloir. Au départ de Paris, ils avaient juste échangé un signe de tête. Une tête auréolée de cheveux blonds, traversés par une longue cicatrice.

Nil retira la veste de son clergyman, et la posa – pliée pour ne pas qu'elle se froisse – sur le siège à sa droite.

Il ferma les yeux.



Le but de la vie monastique est de traquer les passions, et de les éliminer à leur racine. Dès son entrée au noviciat, Nil avait été à bonne école : l'abbaye Saint-Martin se révéla une excellente entreprise de renoncement à soi. Entièrement tendu vers sa quête de la vérité, il en souffrit peu. En revanche, il appréciait d'être délivré des pulsions qui asservissent l'humanité, pour sa plus grande douleur.

Depuis longtemps il ne se souvenait pas de s'être mis en colère, passion dégradante. Il hésita donc à identifier ce qu'il ressentait depuis quelques jours. Andrei mort, l'enquête bâclée, l'affaire classée : suicide, honte pour lui. Au monastère, on épiait, on fouillait, on volait. On l'expédiait à Rome comme un colis.

Colère ? En tout cas une irritation montante, aussi embarrassante pour lui que l'épidémie soudaine d'une maladie depuis longtemps disparue à force de vaccins.

Il décida de remettre à plus tard l'examen de cette poussée pathologique : « À Rome. La ville a survécu à tout. »

Il avait reconstitué patiemment les événements entourant la mort de Jésus, dès lors qu'on redonnait vie au disciple bien-aimé. Après le concile de Jérusalem, cet homme avait continué de vivre. L'hypothèse de sa fuite au désert paraissait à Nil la plus vraisemblable : c'est là que Jésus lui-même s'était réfugié, à plusieurs reprises. C'est au désert que les esséniens, puis les zélotes jusqu'à la révolte de Bar Kochba, s'étaient abrités.

La trace de ses pas se perdait dans le sable du désert. Pour la retrouver, il fallait que Nil écoute une voix d'outre-tombe, celle de son ami disparu.

Poursuivre cette recherche servirait de dérivatif à la colère qu'il sentait monter en lui.

Il tenta de trouver une position confortable, pour dormir un peu.



Le bruit du train l'engourdissait doucement. Les lumières de Lamotte-Beuvron défilèrent à vive allure.

Tout alla alors extrêmement vite. L'homme du coin-couloir quitta son siège et s'approcha, comme pour prendre quelque chose dans le filet au-dessus de lui. Nil leva machinalement les yeux : le filet était vide.

Il n'eut pas le temps de réfléchir : les cheveux dorés se penchaient déjà vers lui, et il vit la main de l'homme se tendre vers sa veste de clergyman.



Nil s'apprêtait à protester contre les manières cavalières de son compagnon de voyage : « on dirait un automate ! »

Mais la portière du compartiment s'ouvrit avec fracas.

Vivement, l'homme se redressa : sa main retomba le long de son corps, ses traits s'animèrent, et il sourit à Nil.

– S'cusez du dérangement, messieurs – c'était le contrôleur. Les voyageurs qui ont retenu les sièges vides de votre compartiment ne se sont pas présentés. J'ai ici deux religieuses qui n'ont pas pu avoir de place côte à côte dans le train. Tenez, mes sœurs, installez-vous où vous voulez, il y a de la place dans le compartiment. Bon voyage !

Tandis que les religieuses entraient et saluaient cérémonieusement le père Nil, le voyageur alla reprendre sa place, sans un mot. L'instant d'après, les yeux fermés, il somnolait.

« Drôle d'oiseau ! Qu'est-ce qui lui a pris ? »

Mais l'installation des nouvelles arrivées mobilisa toute son attention. Il fallait monter une valise dans le filet, glisser de volumineux cartons sous la banquette, et il dut subir leur bavardage qui n'en finissait pas.

Au début de la nuit, cherchant le sommeil, Nil remarqua que son mystérieux vis-à-vis ne bougeait pas d'un pouce, enfoncé dans son coin.



Réveillé par l'aube, quand il ouvrit les yeux la place du coin couloir était vide. Pour aller prendre le petit déjeuner, il lui fallut parcourir tout le train : aucune trace de l'homme.

Revenu dans son compartiment, où une bonne sœur l'obligea à goûter d'un affreux café tiré de sa Thermos, il se rendit à l'évidence : le passager énigmatique avait disparu.

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