33.

– Retourne à Rome, Moktar. Le Conseil des Frères musulmans a pu convaincre le Fatah de l'importance de cette mission. Leurs attentats ne suffiraient pas à protéger l'islam si la nature révélée du Coran était remise en cause, ou si la personne sacrée du Prophète – béni soit son nom – risquait d'être souillée par l'insinuation du moindre doute. Mais il y a une chose...

Moktar Al-Qoraysh sourit : il s'y attendait. Sa peau brune, sa puissante musculature et sa petite taille accentuaient la haute silhouette de Mustapha Machlour, vénérée par tous les étudiants de l'université Al-Azhar du Caire.

– Ce sont tes relations avec le juif. Le fait que tu sois ami avec lui...

– Il m'a sauvé la vie pendant la guerre des Six Jours, en 67. Je me suis trouvé seul et désarmé devant son char dans le désert, notre armée était en déroute : il aurait pu passer sur mon corps, c'est la loi de la guerre. Il s'est arrêté, m'a donné à boire et laissé en vie. Ce n'est pas un juif comme les autres.

– Mais c'est un juif ! Et pas n'importe lequel, tu le sais.

Ils s'arrêtèrent à l'ombre du minaret d'Al-Ghari. Même en cette fin novembre, la peau translucide du vieillard supportait mal la morsure du soleil.

– N'oublie pas la parole du Prophète : « Soyez les ennemis des juifs et des chrétiens, ils sont amis entre eux ! Celui qui les prend pour amis se range avec eux, et Allah ne dirige pas un peuple qui se trompe1. »

– Tu connais le Saint Coran mieux que quiconque, Mourchid – il lui donna son titre de « Guide Suprême » pour marquer son respect. Le Prophète en personne n'a pas hésité à s'allier avec ses ennemis pour une cause commune, et son attitude fait jurisprudence, même dans le cas du Djihad. Ni les juifs ni les Arabes n'ont intérêt à ce que les assises séculaires du christianisme soient profondément bouleversées.

Le Guide suprême le regarda avec un sourire.

– Nous sommes parvenus à cette conclusion bien avant toi, et c'est pourquoi nous te laissons faire. Mais n'oublie jamais que tu es issu de la tribu qui a vu naître le Prophète – béni soit son nom. Comporte-toi donc comme un Qoraysh, dont tu portes le glorieux patronyme : que ton amitié pour ce juif ne te fasse jamais oublier qui il est, ni pour qui il travaille. L'huile et le vinaigre peuvent se trouver temporairement en contact : ils ne se mélangeront jamais.

– Rassure-toi, Mourchid, le vinaigre d'un juif ne mordra jamais un Qoraysh, j'ai la peau dure. Je connais cet homme, si tous nos ennemis lui ressemblaient, la paix régnerait peut-être au Proche-Orient.

– La paix... Il n'y aura jamais de paix pour un musulman, tant que la terre entière ne s'inclinera pas cinq fois par jour devant la Qibla qui indique la direction de La Mecque.

Ils quittèrent l'ombre protectrice du minaret et se dirigèrent en silence vers l'entrée de la madrasa, dont le dôme étincelait au soleil. Avant de pénétrer dans son enceinte, le vieil homme posa sa main sur le bras de Moktar.

– Et la fille, tu lui fais confiance ?

– Elle se trouve mieux à Rome que dans le bordel d'Arabie Saoudite dont je l'ai extraite ! Pour l'instant, elle se comporte bien. Surtout, elle n'a aucune envie qu'on la renvoie dans sa famille, en Roumanie. Cette mission est simple, nous n'employons aucun moyen sophistiqué : les bonnes vieilles méthodes artisanales.

– Bismillah Al-Rach'im. C'est bientôt l'heure de la prière, laisse-moi me purifier.

Car le Guide suprême des Frères musulmans, successeur de leur fondateur Hassan Al-Banna, n'est en face d'Allah qu'un muslim – un soumis – comme les autres.



Moktar s'appuya contre un pilier, et ferma les yeux. Était-ce la caresse du soleil ? Il revit la scène : l'homme avait sauté du char et s'avançait vers lui, la main droite levée pour que son mitrailleur ne tire pas. Autour d'eux, le désert du Sinaï avait retrouvé son silence, les Égyptiens écrasés étaient en fuite. Pourquoi était-il encore en vie ? Et pourquoi ce juif ne le tuait-il pas, tout de suite ?

L'officier israélien semblait hésiter, le visage totalement figé. Soudain il sourit, et lui tendit une gourde d'eau. Tandis qu'il buvait, Moktar remarqua la cicatrice qui balafrait ses cheveux blonds coupés très court.



Des années plus tard, l'Intifada explosa en Palestine. Dans une ruelle de Gaza, Moktar nettoyait un carré de masures tout juste abandonnées par les Israéliens en difficulté, qui se repliaient. Il pénétra dans une cour éventrée par les grenades : un juif affalé au pied d'un muret geignait doucement en se tenant la jambe. Il ne portait pas l'uniforme de Tsahal – sans doute un agent du Mossad. Moktar pointa vers lui sa Kalachnikov, et allait faire feu. Quand il vit la gueule de l'arme dirigée vers sa poitrine, le visage crispé par la souffrance du juif s'anima, et il esquissa un sourire. De son oreille partait une cicatrice qui disparaissait sous son couvre-chef.

L'homme du désert ! L'Arabe releva lentement le canon de son arme. Se racla la gorge, cracha devant lui. Glissa la main gauche dans sa chemise, et jeta au juif une pochette de pansements d'urgence.

Puis tourna le dos, et lança à ses hommes un ordre bref : on avance, il n'y a rien ni personne dans cette baraque.



Moktar soupira : Rome est une belle ville, on y trouve plein de filles. Plus qu'au désert, certainement.

Il retournerait à Rome. Avec plaisir.

1 Coran, sourate 5.

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