62.

Sonia ramena ses cheveux sur ses seins, et contempla le petit homme qui se rhabillait. Finalement, il n'était pas méchant. Seulement bizarre, avec sa manie de parler sans cesse pendant qu'elle lui faisait ce qu'il attendait d'elle. Lorsqu'elle était arrivée en Arabie Saoudite, attirée par l'offre alléchante d'un travail, elle s'était trouvée enfermée dans le harem d'un dignitaire du régime. L'Arabe ne prononçait pas un mot pendant l'amour, qu'il expédiait rapidement. Tandis que Calfo ne cessait de marmonner des choses incompréhensibles, où il était toujours question de religion.

Orthodoxe, Sonia partageait le respect de tous les Roumains pour les dignitaires religieux. Mais celui-là devait être un peu détraqué : il exigeait d'elle de lentes progressions, et parfois lui faisait peur avec ses yeux qui la fixaient intensément. Sa voix onctueuse lui intimait des choses qui provoquaient en elle une vive répulsion, venant d'un évêque.

Elle ne pouvait pas en parler à Moktar, qui l'avait amenée à Rome. « Tu verras, avait-il dit, un client qui paye très bien. » C'est vrai, l'évêque était généreux. Mais Sonia trouvait maintenant cet argent trop chèrement acquis.

En boutonnant le col de sa soutane, Calfo se tourna vers elle.

– Tu dois t'en aller, j'ai une réunion demain soir. Une réunion importante. Tu comprends ?

Elle hocha la tête. L'évêque lui avait expliqué que, pour pouvoir s'élever sur les degrés de L'Échelle du Ciel1, il fallait maintenir une tension dialectique entre ses deux montants, le charnel et le spirituel. Elle n'avait rien compris à ce galimatias, mais savait qu'elle ne devrait revenir que dans deux jours.

Il en était toujours ainsi à chaque « réunion importante ». Et demain, c'était un vendredi 13.



Les douze apôtres étaient particulièrement solennels. Revêtu de son aube blanche, Antonio se glissa silencieusement derrière la longue table pour occuper son siège. L'étrange regard noir, seul visible derrière le voile qui masquait son visage, était innocent et paisible.

– Comme chaque vendredi 13, mes frères, notre réunion est statutaire. Mais avant que nous vénérions la précieuse relique en notre possession, je dois vous tenir au courant des derniers développements de la mission en cours.

Le recteur contempla un instant le crucifix en face de lui, puis reprit, dans un silence total :

– Grâce à mon agent palestinien, nous disposons des enregistrements de tout ce qui se dit dans le studio de la via Aurelia. Le Français se montre un digne émule du père Andrei. Il a réussi à casser le code de l'inscription de Germigny, et à en comprendre le sens grâce à la première phrase du manuscrit copte. Il a retrouvé la citation d'Origène, et grâce à la deuxième phrase du manuscrit il est sur la piste de l'épître du treizième apôtre – dont Andrei n'avait fait que soupçonner l'existence avant de venir ici, à Rome.

Un frisson parcourut l'assemblée, et l'un des apôtres souleva ses avant-bras.

– Frère recteur, est-ce que nous ne jouons pas avec le feu ? Personne, depuis les Templiers, n'a approché d'aussi près le secret que nous avons pour mission de protéger.

– Cette assemblée a déjà pesé le pour et le contre, et pris une décision. Laisser le père Nil poursuivre sa recherche, c'est un risque : mais un risque calculé. Malgré les efforts de nos prédécesseurs, toute trace de l'épître n'a pas complètement disparu. Nous savons que son contenu est de nature à détruire l'Église catholique, et avec elle la civilisation dont elle est l'âme et l'inspiratrice. Il en existe peut-être encore un exemplaire, qui aurait échappé à notre vigilance. Ne répétons pas l'erreur commise avec le père Andrei : nous avons lâché le furet, ne l'empêchons pas cette fois-ci de courir après sa proie. S'il parvient à la localiser, nous agirons, et très vite. Le père Nil travaille pour nous...

Il fut interrompu par un apôtre dont l'aube blanche masquait mal l'obésité.

– Ils passent le plus clair de leur temps à la réserve de la Vaticane : quel moyen de contrôle avons-nous sur ce qui se dit dans ce lieu stratégique ?

Le recteur était le seul à savoir que cet apôtre était un membre haut placé de la Congrégation pour la propagation de la foi, l'un des services de renseignements les plus efficaces au monde. Il répondit avec une nuance de respect : cet homme avait connaissance de toutes les informations collectées sur les cinq continents, jusque dans la moindre paroisse de campagne.

– L'un de nous a rendu hier visite au père Breczinsky, pour lui rappeler certaines choses. Il semble qu'il ait compris. Je pense que nous serons rapidement fixés sur la capacité du père Nil à retrouver l'épître. Passons maintenant à la réunion statutaire.

Assisté par deux apôtres il fit coulisser le panneau de bois, et saisit avec respect le coffret qui se trouvait sur l'étagère du milieu. Devant les Onze immobiles, il le posa sur la table et s'inclina profondément.

– Le vendredi 13 octobre 1307, le chancelier Guillaume de Nogaret arrêta le grand-maître du Temple Jacques de Molay et cent trente-huit de ses frères à la maison templière de Paris. Ils furent enfermés dans les basses-fosses, et interrogés sans relâche sous la torture. Dans la France entière, le même jour, la presque totalité des membres de l'ordre furent saisis et mis hors de nuire : la chrétienté était sauvée. C'est ce vendredi 13, devenu fatidique dans le monde entier, que nous commémorons aujourd'hui comme le prévoient nos statuts.

Puis il se pencha, ouvrit le coffret. Nil avait retrouvé presque toutes les traces laissées dans l'Histoire par l'épître du treizième apôtre : mais celle-là, il passerait à côté. Il recula d'un pas.

– Mes frères, pour la vénération je vous prie.

Les apôtres se levèrent, et chacun s'approcha pour baiser d'abord l'anneau du recteur, puis le contenu du coffret.

Quand vint son tour, Antonio resta un instant immobile au-dessus de la table : simplement posée sur un coussinet de velours rouge, une pépite d'or brillait doucement. Très lisse, elle avait la forme d'une larme.

« Ce qui reste du trésor des Templiers ! »

Il s'inclina, son visage s'encastra dans le coffret et il posa ses lèvres sur la larme d'or. Il lui sembla qu'elle était encore brûlante, et une scène horrible apparut alors derrière ses yeux fermés.

1 Ouvrage célèbre de saint Jean Climaque, Père de l'Église.

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