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La place Saint-Pierre bruissait de l'affluence des grands jours. Un immense portrait du nouveau bienheureux avait été déployé sur la façade de la basilique. Le froid moins vif et un temps ensoleillé permettaient d'effectuer cette béatification solennelle en plein air, les deux bras de la colonnade du Bernin embrassant une foule bigarrée ravie d'apercevoir le Saint-Père, et de participer à une fête de la chrétienté.

En qualité de préfet de la Congrégation, le cardinal Catzinger officiait à la droite du pape. Il avait été le maître d'œuvre de cette béatification : la prochaine serait celle du fondateur de l'Opus Dei. La liste de ses vertus surnaturelles avait pu être établie sans mal, mais on peinait à trouver les trois miracles nécessaires à une canonisation selon les règles. Catzinger remonta machinalement un pan de la chasuble papale, qui glissait sous l'effet du tremblement dont était affligé le vieux pontife. Tandis que le pape prononçait les paroles sacrées, le cardinal sourit. « Des miracles, on en trouvera. Le premier des miracles, c'est la permanence tout au long des siècles de l'Église catholique, apostolique et romaine. »

Catzinger avait eu le privilège de connaître personnellement le saint en préparation. Avant de fonder l'Opus Dei, Escriva de Balaguer avait été un militant actif de la guerre d'Espagne, du côté de Franco, puis il s'était lié d'amitié avec un jeune officier de l'armée chilienne, un certain Augusto Pinochet. Son père aurait souscrit à cette canonisation : lui aussi avait choisi le bon côté, en allant lutter sur le front de l'Est contre les communistes. Faire bientôt monter Escriva de Balaguer sur les autels, ce serait rendre justice à ce père mort pour l'Occident.

Noyé dans la masse des prélats alignés sur des bancs devant l'estrade papale, à l'humble place que lui valait son rang de minutante, Mgr Calfo jouissait de la caresse du soleil et de la beauté du spectacle. « Seule l'Église catholique est capable d'orchestrer la rencontre du divin et de l'humain au milieu de tant de beauté, et pour de telles foules. » À la fin de la cérémonie, tandis que la procession des dignitaires se formait derrière le pape, il croisa le regard du cardinal qui lui fit un signe impérieux de la tête.



Une heure plus tard, les deux hommes étaient assis face à face dans le bureau de Catzinger, qui arborait sa mine des mauvais jours.

– Alors, monseigneur, où en sommes-nous ?

Contrairement à son préfet, Calfo semblait très détendu. Sonia n'y était pas pour rien : il trouvait en elle une prêtresse experte dans le culte d'Éros, mais aussi une personne disposée à l'écouter.

– Éminence, nous progressons rapidement. Le père Nil se montre doué, très doué pour la recherche.

Le visage du cardinal se contracta. Les rapports de Leeland, insipides, s'espaçaient, et il était trop tôt encore pour faire pression sur le père Breczinsky : son emprise sur le Polonais reposait sur les méandres obscurs de l'âme humaine, il ne pouvait actionner ce levier-là qu'une fois, et à coup sûr. Pour l'instant, Mgr Calfo était seul maître du jeu.

– Que voulez-vous dire ?

– Eh bien... – Calfo plissa ses lèvres charnues –, il a retrouvé la trace d'un écrit apostolique perdu, qui confirmerait ses analyses de l'Évangile selon saint Jean.

Le cardinal se leva, fit signe à Calfo de le suivre près de la fenêtre et lui montra la place Saint-Pierre. L'estrade papale était encore en place, des milliers de pèlerins semblaient tourner autour de ce centre névralgique comme l'eau d'un entonnoir autour du tourbillon qui l'aspire. La foule paraissait heureuse, une grande famille qui découvre les liens qui l'unissent en même temps qu'elle se compte.

– Regardez-les, monseigneur. Vous et moi sommes responsables de millions de croyants semblables à ceux-ci, qui vivent de l'espoir d'une résurrection offerte par le sacrifice du Dieu incarné. Un seul homme va-t-il remettre tout cela en cause ? Nous ne l'avons jamais toléré. Rappelez-vous Giordano Bruno, un moine très doué lui aussi pour la recherche : il a été brûlé à un kilomètre d'ici, sur le Campo de Fiori, malgré sa célébrité européenne. Ce qui est en jeu, c'est l'ordre du monde : un moine, une fois de plus, semble capable de le bouleverser. Il ne nous est pas possible, comme par le passé, de guérir le corps de l'Église par le cautère du feu. Mais nous devons rapidement mettre un terme aux recherches du père Nil.

Calfo ne répondit pas tout de suite. Les Onze réunis avaient approuvé sa ligne de conduite : en dire suffisamment au cardinal pour lui faire peur, mais ne rien dévoiler du but ultime de la Société.

– Je ne crois pas, Éminence, ce n'est qu'un intellectuel qui ne se rend pas compte de ce qu'il fait. Je suis d'avis de le laisser poursuivre, nous avons la situation bien en main.

– Mais s'il retourne dans son monastère, qui pourra éviter qu'il divulgue ses conclusions ?

– Pazienza, Éminence. Il y a d'autres façons, moins spectaculaires qu'un accident de train, pour faire taire ceux qui s'égarent hors de la doctrine de l'Église.

La veille, il avait dû calmer un Moktar furieux d'entendre Nil mettre en cause la nature révélée du Coran et la personne du fondateur de l'islam : le Palestinien voulait passer à l'action, tout de suite.

En quelques jours, Nil venait d'enfiler une ceinture d'explosifs. Calfo n'entendait pas qu'il se fasse sauter avant de s'être rendu vraiment utile à l'Église catholique. D'un geste machinal, il fit tourner autour de son annulaire sa bague épiscopale et conclut avec un sourire rassurant :

– Le père Nil se comporte à Rome comme s'il n'avait pas quitté son cloître : il ne sort de San Girolamo que pour aller à la réserve de la Vaticane, ne communique avec personne d'autre que son ami Leeland, n'a aucun contact avec la presse ou les milieux contestataires, dont il semble ne rien savoir.

Calfo pointa le menton vers la place Saint-Pierre.

– Il ne représente pas un danger pour ces foules, qui n'entendront jamais parler de lui et qu'il a choisi volontairement d'ignorer en s'enfermant dans un monastère. Laissons-le tranquillement continuer ses recherches : j'ai confiance dans la formation qu'il a reçue dès son noviciat à l'abbaye Saint-Martin, c'est un moule qui marque les hommes à vie. Il rentrera dans le rang : s'il lui prenait fantaisie de retrouver sa liberté intérieure, alors nous interviendrions. Mais cela ne sera sans doute pas nécessaire.

En se quittant, les deux prélats étaient également satisfaits : le premier, parce qu'il pensait avoir suffisamment inquiété Son Éminence, tout en gardant sa marge de manœuvre. Le second, parce qu'il avait rendez-vous le soir même avec Antonio, et qu'il en saurait presque autant que le recteur de la Société Saint-Pie V.

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