39.

Le cardinal Emil Catzinger fit signe de s'asseoir à un homme grand, élancé, au vaste front surplombant une paire de lunettes rectangulaires.

– Je vous en prie, monseigneur...

Derrière ses lunettes, les yeux de Rembert Leeland étaient pétillants. Un visage allongé d'Anglo-Saxon, mais les lèvres charnues d'un artiste. Il posa sur Son Éminence un regard interrogateur.

– Vous devez vous demander pourquoi je vous convoque... Dites-moi d'abord : est-ce que les relations avec nos frères juifs occupent la totalité de votre temps ?

Leeland sourit, ce qui donnait à son visage une allure d'étudiant espiègle.

– Pas vraiment, Éminence. Heureusement que j'ai mes travaux de musicologie !

– Precisamente, nous y sommes. Le Saint-Père lui-même est très intéressé par vos recherches. Si vous pouvez démontrer que le chant grégorien trouve ses origines dans la psalmodie des synagogues du haut Moyen Âge, ce sera un élément important de notre rapprochement avec le judaïsme. Aussi, nous vous avons adjoint un spécialiste pour le décryptage des textes anciens que vous étudiez... Un moine français, excellent exégète. Le père Nil, de l'abbaye Saint-Martin.

– Je l'ai appris hier. Nous avons fait nos études ensemble.

Le cardinal sourit.

– Donc vous vous connaissez, n'est-ce pas ? Ce sera allier l'agréable à l'utile, je me réjouis de ces retrouvailles amicales. Il vient d'arriver : voyez-le aussi souvent que vous voudrez. Et écoutez-le : le père Nil est un puits de science, il a beaucoup à dire, et vous apprendrez beaucoup auprès de lui. Laissez-le parler de ce qui l'intéresse. Et puis... de temps à autre, vous me ferez un rapport sur la teneur de vos conversations. Par écrit : j'en serai le seul et unique destinataire. Vous comprenez ?

Leeland ouvrit des yeux stupéfaits. « Qu'est-ce que cela signifie ? Il me demande de faire parler Nil, et de venir ensuite au rapport ? Pour qui me prend-il ? »



Le cardinal observait le visage mobile de l'Américain. Il lut à livre ouvert ce qui se passait en lui, et ajouta avec un sourire bonhomme :

– Soyez sans crainte, monseigneur, je ne vous demande pas de faire de la délation. Seulement de m'informer sur les recherches et les travaux de votre ami. Je suis très occupé, et n'aurai pas le temps de le recevoir. Or je suis curieux, moi aussi, de me tenir au courant des avancées les plus récentes de l'exégèse... Vous me rendrez service, en contribuant à mon information.

Quand il vit qu'il n'avait pas convaincu Leeland, son ton se fit plus sec :

– Je vous rappelle également quelle est votre situation. Nous avons dû vous extraire des États-Unis en vous nommant ici, avec rang d'évêque, pour couper court à la polémique scandaleuse que vous aviez provoquée là-bas. Le Saint-Père ne tolère pas qu'on remette en cause son refus – absolu, et justifié – d'ordonner prêtres des hommes mariés. Et ensuite ce serait le tour des femmes, pourquoi pas ? Il tolère encore moins qu'un abbé bénédictin, à la tête de la prestigieuse abbaye St. Mary, lui donne publiquement des conseils à ce sujet. Vous avez là, monseigneur, une chance de vous racheter aux yeux du pape. Je compte donc sur votre collaboration discrète, efficace, et sans faille. M'avez-vous compris ?

La tête baissée, Leeland ne répondit rien. Le cardinal alors retrouva l'intonation de son père, autrefois, quand il revenait du front de l'Est :

– Il m'est pénible de devoir vous rappeler, monseigneur, que c'est aussi pour une autre raison qu'il a fallu vous faire quitter d'urgence votre pays, et vous revêtir de cette dignité épiscopale qui vous protège autant qu'elle vous honore. Compris, maintenant ?

Cette fois, Leeland leva vers le cardinal des yeux d'enfant triste, et fit signe qu'il avait compris. Dieu pardonne tous les péchés, mais l'Église les fait expier à ses membres.

Longuement.

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