58.

– Alors, as-tu trouvé quelque chose ?

Le visage tendu, Leeland venait d'arriver dans le studio. À côté de l'ordinateur, plusieurs feuillets de papier étaient éparpillés. Nil semblait fatigué : sans répondre, il alla jeter un coup d'œil à la fenêtre. Et revint s'asseoir, décidé à ne pas tenir compte de la mise en garde de Breczinsky et de tout dire à son ami.

– Après ton départ j'ai commencé à interroger les plus grandes bibliothèques du monde. Vers la fin de la matinée, je suis tombé sur le bibliothécaire d'Heidelberg, qui a vécu à Rome. Nous nous sommes mis en mode conversation, et il m'a dit que la cote Dewey venait sans doute... devine ?

– De la bibliothèque de San Girolamo, et c'est pourquoi tu y es retourné d'urgence !

– J'aurais pu y penser, c'est la dernière bibliothèque fréquentée par Andrei avant sa mort : il est tombé sur un livre dont il a noté rapidement la référence sur ce qu'il avait sous la main, son agenda – sans doute avec l'intention de consulter une deuxième fois cet ouvrage. Et puis il a quitté Rome avec précipitation, laissant derrière lui l'agenda devenu inutile.

Leeland s'assit auprès de Nil, les yeux brillants.

– Et tu as retrouvé le livre ?

– La bibliothèque de San Girolamo a été constituée de bric et de broc, en fonction des bibliothécaires qui se sont succédé rapidement, et on y trouve de tout. Mais les livres sont à peu près classés, et j'ai effectivement découvert celui qui avait attiré l'attention d'Andrei, une catena d'Eusèbe de Césarée : une édition rare du XVIIe siècle, je n'en avais jamais entendu parler.

Leeland demanda, d'un air gêné :

– Excuse-moi, Nil, j'ai oublié tout ce qui n'est pas ma musique. Qu'est-ce qu'une catena ?

– Il y a eu, au IIIe siècle, une lutte féroce autour de la divinité de Jésus, que l'Église cherchait à imposer : partout on détruisait les textes non conformes au dogme en train de naître. Après avoir condamné Origène, l'Église a fait brûler méthodiquement tous ses écrits. Eusèbe de Césarée admirait beaucoup l'Alexandrin, qui est mort dans sa ville. Il a voulu sauver ce qui pouvait l'être de son œuvre mais, pour ne pas être condamné lui aussi, il en a fait circuler des extraits choisis, enfilés l'un après l'autre comme les maillons d'une chaîne : une catena. On a repris par la suite son idée, beaucoup d'œuvres anciennes aujourd'hui disparues ne nous sont accessibles que par ces extraits. Andrei a deviné que cette catena qu'il n'avait jamais vue pouvait contenir des passages d'Origène très peu connus. Il a fouillé, et il a trouvé.

– Trouvé quoi ?

– Une phrase d'Eusèbe, passée jusqu'ici inaperçue. Origène, dans un de ses ouvrages aujourd'hui perdus, disait qu'il avait vu à la bibliothèque d'Alexandrie une mystérieuse epistola abscondita apostoli tredicesimi : l'épître secrète – ou cachée – d'un treizième apôtre, qui apporterait la preuve que Jésus n'est pas de nature divine. Andrei devait avoir des soupçons sur l'existence de cette épître, il m'en avait vaguement parlé : je vois qu'il était bien à sa recherche, puisqu'il a soigneusement noté cette référence inespérée.

– Quel crédit peut-on accorder à une phrase isolée dans un texte mineur, tombé dans l'oubli ?

Nil se massa le menton.

– Tu as raison, à lui seul ce simple maillon d'une catena ne suffit pas. Mais rappelle-toi : dans son billet posthume, Andrei suggérait de mettre en relation les quatre pistes qu'il avait retenues. Cela fait des semaines que je retourne dans ma tête la deuxième phrase du manuscrit copte trouvé à l'abbaye : « Que l'épître soit partout détruite, afin que la demeure demeure. » Grâce à Origène, je crois que j'ai enfin compris.

– Un nouveau code ?

– Pas du tout. Au début du IIIe siècle, l'Église est en train de mettre au point le dogme de l'Incarnation qui sera proclamé au concile de Nicée, et elle cherche à éliminer tout ce qui s'y oppose. Ce fragment de manuscrit copte – qui avait alerté Andrei – est sans doute ce qui reste d'une directive d'Alexandrie, qui ordonnait que cette épître soit partout détruite. Ensuite, il y a un jeu de mots sur un terme copte, que j'ai traduit faute de mieux par « demeure » mais qui peut aussi bien signifier « assemblée ». En grec, langue officielle d'Alexandrie, « assemblée » se dit ekklesia – Église. Alors le sens de la phrase devient clair : il faut que cette épître soit partout détruite, afin que l'Église demeure – pour qu'elle ne soit pas elle-même réduite à néant ! C'était l'un ou l'autre, l'épître du treizième apôtre ou la survie de l'Église.

Leeland émit un petit sifflement :

– I see...

– Les pistes commencent enfin à se croiser : l'inscription de Germigny confirme qu'au VIIIe siècle, un treizième apôtre est jugé si dangereux qu'on doit l'écarter pour toujours, alpha et oméga – et nous savons qu'il n'est autre que le disciple bien-aimé du quatrième Évangile. Origène nous dit qu'il a vu à Alexandrie une épître écrite par cet homme, et le manuscrit copte nous confirme qu'il y en avait un ou plusieurs exemplaires à Nag Hamadi, puisqu'il donne l'ordre de les détruire.

– Mais comment cette épître serait-elle parvenue à Nag Hamadi ?

– On sait que les nazôréens se sont réfugiés à Pella, dans l'actuelle Jordanie, peut-être avec le treizième apôtre. Ensuite, on perd leur trace. Mais Andrei m'avait demandé de lire attentivement le Coran, qu'il connaissait bien. Ce que j'ai fait, confrontant plusieurs traductions scientifiques dont je disposais à l'abbaye. J'ai eu la surprise de voir l'auteur mentionner très souvent des naçâra – le mot arabe pour « nazôréen » –, qui sont sa principale source d'information sur Jésus. Après Pella, les disciples du treizième apôtre ont donc dû se réfugier en Arabie, où Muhammad les aura connus. Pourquoi n'auraient-ils pas poursuivi jusqu'en Égypte ? Jusqu'à Nag Hamadi, emportant avec eux des copies de la fameuse épître ?

– Le Coran... Crois-tu vraiment que les nazôréens fugitifs aient exercé une influence sur son auteur ?

– C'est évident, le texte en témoigne abondamment. Je ne veux pas t'en dire plus pour l'instant : il me reste une dernière piste à explorer, un ouvrage ou une série d'ouvrages concernant les templiers, avec une cote incomplète. Nous parlerons du Coran une autre fois, il est tard et je dois rentrer à San Girolamo.

Nil se leva, et regarda à nouveau la rue noyée dans l'ombre. Comme s'il se parlait à lui-même, il ajouta :

– Le treizième apôtre a donc écrit une épître apostolique, partout détruite, poursuivie par la haine de l'Église. Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de si dangereux, dans cette lettre ?



À l'étage en dessous, Moktar avait écouté très attentivement. Lorsque Nil mentionna le Coran, Muhammad et les nazôréens, il poussa un juron :

– Fils de chien !

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