70.

Au même instant, Lev levait son verre devant ses compagnons.

– À notre rencontre !

Il avait conduit les deux moines dans une trattoria du Trastevere, quartier populeux de Rome. La clientèle était composée uniquement d'Italiens, qui engloutissaient de gigantesques portions de pasta.

– Je vous conseille leurs penne arrabiate. La cuisine est familiale, je viens toujours ici après un concert : ils ferment très tard, nous aurons le temps de faire connaissance.

Depuis leur arrivée au restaurant, Nil était resté muet : il était impossible que l'Israélien ne le reconnaisse pas. Mais Lev, enjoué et très à l'aise, semblait ne pas remarquer le silence de son vis-à-vis. Il échangeait avec Leeland des souvenirs du bon vieux temps, leur rencontre en Israël, leurs découvertes musicales :

– À cette époque, à Jérusalem, nous pouvions enfin revivre après la guerre des Six Jours. Le commandant Ygaël Yadin aurait bien voulu que je reste à ses côtés dans Tsahal...

Pour la première fois, Nil intervint dans la conversation :

– Le fameux archéologue, vous l'avez connu ?

Lev attendit qu'on pose devant eux trois assiettes de pasta fumantes, puis se tourna vers Nil. Il fit une moue, et sourit.

– Non seulement je l'ai bien connu, mais j'ai vécu grâce à lui une aventure peu banale. Vous êtes un spécialiste des textes anciens, un chercheur, cela devrait vous intéresser...

Nil avait la désagréable impression d'être tombé dans un traquenard. « Comment sait-il que je suis un spécialiste et un chercheur ? Pourquoi nous a-t-il amenés ici ? » Incapable de répondre, il décida de laisser Lev se découvrir, et acquiesça en silence.



– En 1947 j'avais huit ans, nous vivions à Jérusalem. Mon père était l'ami d'un jeune archéologue de l'Université hébraïque, Ygaël Yadin : j'ai grandi à ses côtés. Il avait vingt ans, et comme tous les juifs vivant en Palestine il menait une double vie : étudiant, mais surtout combattant dans la Hagana1 dont il devint vite commandant en chef. Je le savais, j'étais plein d'admiration pour lui et ne rêvais que d'une chose : combattre, moi aussi, pour mon pays.

– À l'âge de huit ans ?

– Rembert, les redoutables combattants du Palmakh2 et de la Hagana étaient des adolescents, drogués par l'excitation du danger ! Ils n'hésitaient pas à faire appel à des enfants pour transmettre leurs messages, nous n'avions aucun moyen de communication. Au matin du 30 novembre, l'ONU accepta la création d'un État juif. Nous savions que la guerre allait éclater : Jérusalem se couvrit de barbelés, seul un enfant pouvait désormais y circuler sans laisser-passer.

– Ce que tu as fait ?

– Bien sûr : Yadin s'est mis à m'employer quotidiennement, j'écoutais tout ce qui se disait autour de lui. Un soir, il a parlé d'une étrange découverte : en poursuivant une chèvre dans les falaises surplombant la mer Morte, un Bédouin était tombé sur une grotte. À l'intérieur, il avait trouvé des jarres contenant des paquets gluants qu'il vendit pour cinq pounds à un cordonnier chrétien de Bethléem. Lequel finit par les confier au métropolite Samuel, supérieur du monastère Saint-Marc, dans la partie de Jérusalem tout juste devenue arabe.

Nil dressa l'oreille : il avait entendu parler de l'odyssée rocambolesque des manuscrits de la mer Morte. Sa méfiance tomba d'un coup : il se trouvait en face d'un témoin direct, une occasion totalement inespérée pour lui.

Tout en dégustant ses penne, Lev jetait des coups d'œil à Nil, dont l'intérêt soudain semblait l'amuser. Il poursuivit :

– Le métropolite Samuel demanda à Yadin d'identifier ces manuscrits. Il fallait traverser la ville, aller à Saint-Marc, chaque rue était une embuscade. Yadin m'a tendu un tablier et un cartable d'écolier, et m'a montré la direction du monastère. Je me suis faufilé entre les barricades anglaises, les chars arabes, les pelotons de la Hagana : tous arrêtaient un instant de tirer pour laisser ce gamin aller à l'école ! Dans mon cartable, j'ai rapporté du monastère deux rouleaux et Yadin a immédiatement compris de quoi il s'agissait : les plus anciens manuscrits jamais découverts sur la terre d'Israël, un trésor qui appartenait de droit au nouvel État juif.

– Qu'en a-t-il fait ?

– Il ne pouvait pas les garder, c'eût été un vol. Il les a rendus au métropolite, et lui a fait savoir qu'il était prêt à acheter tous les manuscrits que les Bédouins trouveraient dans les grottes de Qumrân. Malgré la guerre, le bruit s'est répandu : les Américains de l'American Oriental School et les dominicains français de l'École biblique de Jérusalem ont fait monter les enchères. Yadin passait sans transition du commandement des opérations militaires aux tractations secrètes avec des marchands d'antiquités de Bethléem et Jérusalem. Les Américains raflaient tout...

– Je sais, interrompit Nil : j'ai pu voir dans mon monastère les photocopies de la Huntington Library.

– Ah, vous avez pu en recevoir un exemplaire ? Bien peu de gens ont eu cette chance, j'espère qu'elles seront publiées un jour. C'est alors que j'ai été l'acteur involontaire d'un incident, qui devrait vous intéresser...

Il repoussa son assiette, se servit un verre de vin. Nil remarqua alors que son visage soudain se figeait – comme dans le train, comme pendant qu'il jouait Rachmaninov !



Après un silence, Lev fit effort sur lui-même et reprit :

– Un jour, le métropolite Samuel fit savoir à Yadin qu'il avait en sa possession deux documents exceptionnellement bien conservés. Le Bédouin les avait trouvés lors de sa deuxième visite à la grotte, dans la troisième jarre à gauche en entrant, à côté du squelette de ce qui avait dû être un templier car il était encore enveloppé de la tunique blanche à croix rouge. À nouveau j'ai traversé la ville, et j'ai ramené à Yadin le contenu de la jarre : un gros rouleau enveloppé de toile huileuse, et un petit parchemin – un unique feuillet, simplement attaché par un cordon de lin. Dans la pièce qui lui servait de quartier général, sous les bombes, Yadin a ouvert le rouleau couvert de caractères hébraïques : c'était le Manuel de discipline des esséniens. Puis il a déroulé le feuillet, qui était écrit en grec, et en a traduit la première ligne à voix haute devant moi. J'étais un enfant, mais je me souviens encore : « Moi, le disciple bien-aimé, le treizième apôtre, à toutes les Églises... »

Nil pâlit, et agrippa ses couverts pour se contenir.

– Vous êtes sûr ? Vous avez bien entendu « le disciple bien-aimé, le treizième apôtre » ?

– Absolument. Yadin avait l'air bouleversé. Il m'a dit qu'il ne s'intéressait qu'aux manuscrits hébreux, parce qu'ils étaient le patrimoine d'Israël : cette lettre écrite dans le même grec que celui des Évangiles concernait les chrétiens, il fallait la rendre au métropolite. Il a gardé le Manuel de discipline, a glissé en échange dans mon cartable une liasse de dollars et y a joint le petit parchemin grec. Puis il m'a renvoyé, au milieu des bombes, vers Saint-Marc.

Nil était pétrifié. « Il a tenu entre ses mains l'épître du treizième apôtre, l'unique exemplaire qui ait échappé à l'Église – peut-être même l'original ! »

Le visage toujours figé, Lev continua :

– Arrivé à une centaine de mètres du monastère, un obus est tombé dans la rue : j'ai été projeté en l'air, et j'ai perdu connaissance. Quand j'ai rouvert les yeux, un moine était penché au-dessus de moi. J'étais à l'intérieur du monastère, la peau du crâne fendue de bas en haut – il toucha sa cicatrice avec une grimace – et mon cartable d'écolier avait disparu.

– Disparu ?

– Oui. J'étais resté dans le coma vingt-quatre heures, entre la vie et la mort. Quand le métropolite est venu me voir le lendemain, il m'a dit qu'un de ses moines m'avait ramassé dans la rue et lui avait remis le cartable. En l'ouvrant, il avait compris : Yadin lui payait cash le manuscrit de Qumrân, mais ne voulait pas de la lettre en grec. Cette lettre, il venait de la vendre à un religieux dominicain, avec un lot dépareillé de manuscrits hébreux que les Bédouins lui avaient apportés. Il ajouta même en riant qu'il avait fourré le tout, lettre et manuscrits, dans une caisse vide de cognac Napoléon, dont il était grand amateur. Et que le dominicain semblait ignorer totalement la valeur de ce qu'il venait d'acquérir.

Les questions s'entrechoquaient dans la tête de Nil.

– Croyez-vous que le métropolite ait lu la lettre, avant de la revendre à ce dominicain ?

– Je n'en sais fichtre rien, mais cela m'étonnerait. Le métropolite Samuel était tout sauf un érudit. N'oubliez pas que nous étions en guerre : il avait besoin d'argent pour nourrir ses moines, et soigner les blessés qu'on apportait par dizaines au monastère. Ce n'était pas le moment de faire une étude de textes ! Il n'a certainement pas pris connaissance de la lettre.

– Et... le dominicain ?

Lev se tourna vers lui : il savait que ce récit intéresserait au plus haut point le petit moine français. « Et pourquoi donc croyez-vous, mon père, que je vous ai invité à dîner ce soir ? Pour déguster des pâtes à la sauce piquante ? »

– Je vous l'ai dit, ces souvenirs étaient restés gravés dans ma mémoire. Bien plus tard, avant de mourir, Yadin m'a reparlé de la lettre, et m'a demandé de retrouver sa piste. J'ai fait une petite enquête grâce au Mossad, dont j'étais devenu... disons, correspondant occasionnel. Il paraît que c'est le meilleur service de renseignements au monde, après celui du Vatican !

Ravi, Lev avait repris son expression enjouée : toute tension avait disparu de son visage.

– Le dominicain était en fait un frère convers3, brave et un peu obtus. Juste avant la déclaration d'indépendance d'Israël, la situation est devenue si tendue à Jérusalem que beaucoup de religieux ont été rapatriés en Europe. Il paraîtrait que le dominicain a fourré dans son bagage la caisse de cognac Napoléon – dont il ignorait totalement la valeur, et qu'il l'a trimbalée jusqu'à Rome, où il a terminé sa vie à la Curie généralice des dominicains, sur l'Aventin. Nous avons appris que la caisse n'y était plus, à sa mort on n'a rien trouvé d'autre dans sa cellule qu'un chapelet en bois d'olivier.

– Et... où peut-elle bien être ?

– Une Curie généralice est une administration, qui ne s'encombre pas de documents inutiles pour elle. Elle aurait remis le matériel dépareillé venant de Jérusalem au Vatican, où il a sans doute rejoint toutes les vieilleries dont on ne sait que faire – ou qu'on ne veut pas exploiter. Elle doit dormir quelque part, dans un coin d'une des bibliothèques ou un réduit quelconque de la Cité sainte : si on l'avait ouverte, cela aurait fini par se savoir.

– Et pourquoi donc, Lev ?

Gagné par la décontraction de l'Israélien, Nil l'avait appelé par son prénom. Lev le remarqua, et lui servit un autre verre de vin.

– Parce que Ygaël Yadin, lui, avait lu la lettre avant de la rendre au métropolite. Et ce qu'il m'en a dit sur son lit de mort me laisse à penser qu'elle contenait un secret terrifiant, de ceux qu'aucune Église, aucun État – fût-il aussi impénétrable et monarchique que le Vatican – ne peut longtemps empêcher de filtrer. Si quelqu'un a vu cette lettre, père Nil, ou il est mort à l'heure actuelle, ou le Vatican et l'Église catholique auraient implosé – et cela ferait plus de bruit que la guerre israélo-arabe de 1947, plus que les Croisades, plus de bruit qu'aucun autre événement de l'histoire de l'Occident.

Nil massa nerveusement son visage.

Ou bien il est mort à l'heure actuelle...

Andrei !

1 Armée juive clandestine avant la création de Tsahal, l'armée régulière d'Israël.

2 Commando d'élite clandestin, chargé des missions spéciales de défense.

3 Religieux non prêtre, effectuant les besognes matérielles dans les couvents.

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