23.

Encore ébloui par la vive lumière qui venait d'inonder la bibliothèque, Nil jeta un coup d'œil dans la travée la plus proche : son centre était vide, et lisse comme la paume de la main. Il fit un pas : tout au fond de la travée du IIe siècle, on avait déposé deux gros cartons, des livres en attente de classement. Vivement, il se faufila derrière eux, tandis qu'il entendait le frôlement caractéristique d'une robe qui approchait. Une bure monastique, ou la soutane d'un des étudiants intégristes ? Si on venait chercher un livre dans l'épi du IIe siècle, il était perdu. Mais peut-être celui qui approchait maintenant ne venait-il pas chercher un livre ? Peut-être l'avait-il vu entrer, et nourrissait-il d'autres intentions ?

Nil enfonça la tête dans ses épaules.



Le visiteur passa devant l'épi du IIe siècle sans s'arrêter. Tapi dans la zone d'ombre du fond, derrière les cartons, Nil retenait son souffle. Il entendit qu'on pénétrait dans l'épi du Ie siècle où il avait subtilisé hier le M M M et regretta soudain de n'avoir pas pensé à déplacer les livres voisins sur l'étagère, pour que le trou béant fût un peu moins visible.

Il y eut un temps mort, puis il perçut les pas du visiteur qui repassaient devant son épi et s'éloignaient vers l'entrée de la bibliothèque. Il n'avait pas été découvert. Qui était l'intrus ? Le pas d'un moine se reconnaît entre mille : il n'attaque jamais le sol par le talon, mais glisse le pied en avant, et marche comme sur un coussin d'air.

Ce n'était pas un des étudiants.

L'éclairage central s'éteignit brusquement, et Nil entendit le bruit de la porte qui se fermait, enclenchant automatiquement la serrure. Le front moite, il attendit un instant, puis se releva. Tout était sombre et silencieux.

Quand il sortit, après avoir réinséré le M M M à sa place, le couloir de l'aile nord était vide : il fallait maintenant remettre les clés là où il les avait prises. La porte du bureau du bibliothécaire n'était toujours pas verrouillée. Nil entra, alluma le plafonnier : les vêtements d'Andrei étaient encore sur le dossier de son fauteuil. Le cœur battant, il saisit le pantalon et enfourna le trousseau dans une poche. Il savait qu'il ne reviendrait jamais plus dans ce bureau – jamais plus comme avant. Une dernière fois, il parcourut du regard les étagères où Andrei entassait les livres reçus, avant de les rentrer en bibliothèque.

Au sommet d'une pile, il aperçut un livre qui ne portait pas l'étiquette avec sa cote de classement. Son attention fut attirée par le titre :



DERNIERS APOCRYPHES COPTES DE NAG HAMADI

Édition critique établiepar le R.P. Andrei Sokolwski, O.S.B.

Gabalda éditeur, Paris.



« L'édition des apocryphes à laquelle il travaillait depuis dix ans, elle est enfin parue ! »

Nil ouvrit le livre : un travail d'érudition remarquable, édité avec l'aide du CNRS. Sur la page de gauche, le texte copte patiemment reconstitué par Andrei, et sur la page de droite sa traduction. La dernière œuvre de son ami, un testament.

Il s'était déjà trop attardé dans ce bureau, et prit une décision soudaine. On avait volé dans sa cellule le dernier billet d'Andrei, à lui seul adressé comme une parole d'outre-tombe. Eh bien, ce livre que son ami avait reçu juste avant de partir, dans lequel il avait mis toute sa science et son amour, ce livre lui appartenait, à lui, Nil. Il ne portait pas encore d'étiquette, et n'était donc pas réceptionné dans le catalogue de l'abbaye : personne au monde ne pourrait savoir qu'il se l'appropriait aujourd'hui. Il voulait ce livre pour lui seul. Par-dessus la mort c'était comme une main tendue par celui qui jamais plus ne publierait rien – jamais plus ne prendrait place dans ce fauteuil pour l'écouter, la tête penchée, une lueur malicieuse dans la mince fente de ses yeux.

Résolument, il glissa l'édition des apocryphes de Nag Hamadi sous son scapulaire, et ressortit dans le couloir.

Tandis qu'il s'engageait dans l'escalier, l'esprit envahi par la solitude qui serait désormais la sienne, il n'aperçut pas l'ombre plaquée contre le mur, en retrait de la haute porte des Sciences bibliques. L'ombre était celle d'une bure monastique.

Sur l'étoffe lisse se détachait une croix pectorale, qu'une main droite triturait nerveusement. À son annulaire, un anneau très simple, en métal, ne jetait aucun éclat.



Nil regagna sa cellule, ferma sur lui la porte et s'arrêta net. En descendant tout à l'heure pour l'office des laudes, il avait laissé son travail de la nuit méticuleusement classé en petits tas distincts. Les feuillets étaient maintenant éparpillés, comme par un coup de vent.

En ce jour de novembre, sa fenêtre était fermée. Fermée depuis la veille.

On avait à nouveau visité sa cellule. Visité, et fouillé. Fouillé, et peut-être dérobé certaines de ses notes.

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