6.



Évangiles selon Matthieu et Jean

Quelques jours avant la soirée du dernier repas, Pierre l'avait attendu hors des murailles. Le Judéen franchit la porte, salué par les plantons qui reconnurent en lui le propriétaire d'une des villas du quartier. Il fit quelques pas : la silhouette du pêcheur surgit de l'ombre.

– Shalom !

– Mà shalom lek'ha.

Il ne tendit pas la main au Galiléen. Depuis une semaine, il était rongé par l'appréhension : quand il les rencontrait, sur la colline hors de la ville où ils passaient la nuit dans l'obscurité complice d'une vaste oliveraie, les Douze ne parlaient plus que de l'assaut imminent qu'ils allaient donner au Temple. Jamais les circonstances ne seraient plus favorables : des milliers de pèlerins campaient un peu partout aux abords de la ville. La foule, travaillée par les zélotes, était prête à tout. Il fallait utiliser la popularité de Jésus comme détonateur.

Maintenant.

Ils échoueraient, c'était évident. Et Jésus risquait d'être bêtement tué dans une débandade à la juive. Le Maître valait mieux que cela, infiniment mieux qu'eux tous, il fallait le mettre à l'abri de ses disciples fanatiques. Un plan avait mûri dans sa tête : restait à en convaincre Pierre.

– Le Maître demande s'il peut venir souper chez toi, dans la salle haute de ta maison. Impossible pour lui de célébrer la pâque cette année, la surveillance autour de nous est trop étroite. Un repas un peu solennel, selon le rite essénien – c'est tout.

– Vous êtes complètement fous ! Venir faire ça chez moi, à deux cents mètres du palais du grand-prêtre, dans ce quartier où votre accent galiléen vous fera arrêter immédiatement !

Le pêcheur du lac eut un sourire madré.

– Justement, nulle part on ne sera plus en sécurité que chez toi. Jamais la police n'aura l'idée de nous chercher en plein quartier protégé, et en plus dans la maison d'un ami du grand-prêtre !

– Oh... ami, c'est un grand mot. Une relation de voisinage, il n'y a aucune amitié possible entre un ancien essénien comme moi et le plus haut dignitaire du clergé. Ce serait pour quand ?

– Jeudi soir, à la nuit tombante.

L'idée était insensée, mais astucieuse : abrités à l'intérieur de sa maison, les Galiléens passeraient inaperçus.

– C'est bien. Dis au Maître que je suis honoré de le recevoir dans ma demeure, tout sera prêt pour un repas solennel. Un de mes serviteurs vous aidera à vous faufiler entre les patrouilles : vous le reconnaîtrez à la cruche d'eau qu'il portera, pour les ablutions rituelles de votre repas. Maintenant, viens par là, il faut qu'on parle un peu.



Pierre le suivit et enjamba un tas de briques. Un éclat métallique brilla sous son manteau : la sica, la courte épée dont les zélotes se servaient pour éventrer leurs victimes. Ainsi, il ne s'en séparait plus ! Les apôtres de Jésus étaient prêts à tout...

En quelques mots, il lui fit part de son plan. L'action devait avoir lieu à l'occasion de la fête ? Excellente idée, la foule des pèlerins serait facile à manipuler. Mais Jésus n'était qu'un prédicateur de la paix et du pardon : comment réagirait-il, dans le feu de l'action ? Il risquait d'être blessé, ou pire. Qu'il soit tué par le glaive d'un légionnaire, et leur coup de main avortait.

Pierre écoutait, soudain intéressé.

– Faut-il donc lui demander de retourner en Galilée, où il ne court aucun danger ? Tout va aller très vite, on ne peut pas l'avoir à quatre jours de marche d'ici...

– Et qui te parle de l'éloigner de Jérusalem ? Au contraire, il faut l'introduire au cœur de l'action, mais là où aucune flèche romaine ne viendra l'atteindre. Vous voulez prendre votre repas dans le quartier du palais de Caïphe, parce que nulle part ailleurs vous pensez n'être mieux cachés, c'est bien vu. Et moi je te dis : juste avant l'action, placez Jésus en sécurité à l'intérieur même de ce palais. Qu'il soit arrêté et conduit chez Caïphe la veille de la pâque. On l'enfermera au sous-sol, et tu sais qu'aucun procès ne peut avoir lieu pendant la fête. Quand elle sera terminée... le pouvoir aura changé de mains ! Vous irez le chercher en triomphe, il apparaîtra au balcon du palais, la foule hurlera sa joie d'être enfin délivrée de la caste des prêtres...

Pierre l'interrompit, stupéfait.

– Faire arrêter le Maître par nos ennemis jurés ?

– Vous avez besoin de Jésus sain et sauf. À vous l'action violente, à lui ensuite la parole pour entraîner le peuple – comme lui seul sait le faire. Mettez-le à l'abri des remous d'une insurrection violente, et retrouvez-le après !

« Et quand ils échoueront – car ils échoueront, face aux troupes romaines – Jésus, lui au moins, restera en vie. La suite n'est pas celle dont ils rêvent. Israël a besoin d'un prophète, pas d'un chef de bande. »



Ils firent quelques pas en silence sur l'arête rocheuse qui dominait la vallée de la Géhenne.

Brusquement, Pierre releva le front.

– Tu as raison : il va nous gêner dans une action violente qu'il n'approuvera pas. Mais comment faire pour qu'il soit arrêté juste au bon moment ? À une heure près, tout peut changer !

– J'y ai pensé. Tu sais que Judas lui est totalement dévoué. Tu es un ancien zélote comme lui, tu lui expliqueras : il faut qu'il conduise la garde du Temple au moment précis, au lieu précis où ils seront sûrs de le trouver, séparé de la foule qui le protège sans cesse. Par exemple, juste après votre repas chez moi, dans la nuit de jeudi à vendredi, au jardin des Oliviers.

– Judas acceptera-t-il ? Et comment prendra-t-il contact avec les autorités juives ? Lui, un simple Galiléen, entrer dans le palais du grand-prêtre ! Négocier avec lui, quand il ne rêve que de l'éliminer ? Pourquoi donc crois-tu qu'il est passé chez les zélotes ? Moi, je les connais : chez eux, on négocie avec ça !

Du plat de la main, il frappa la sica qui frottait sur sa cuisse gauche.

– Tu lui diras que c'est pour la cause, pour protéger le Maître. Tu trouveras les mots justes, il t'écoutera. Et c'est moi qui le conduirai chez Caïphe. J'entre et sors librement dans le palais, on laissera passer Judas s'il est à mes côtés. Caïphe tombera dans le panneau : les prêtres ont tellement peur de Jésus !

– Bon... si tu te charges de l'introduire auprès de Caïphe, si tu crois qu'il peut simuler une trahison pour protéger Jésus... C'est risqué, mais qu'est-ce qui n'est pas risqué en ce moment ?

En repassant sous la porte de la ville, le Judéen fit de la main un salut amical aux gardes. Dans quelques jours, la plupart de ces hommes seraient morts ou blessés, les Romains réprimeraient efficacement la révolte. Quant à cette bande des Douze, la terre d'Israël en serait bientôt débarrassée à tout jamais.

Et la mission de Jésus, sa vraie mission, pourrait enfin commencer.

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