28.



Actes des Apôtres, épître aux Galates, an 48

– Abbou, tu ne peux pas les laisser faire sans rien dire !

Dix-huit ans s'étaient écoulés depuis la mort de Jésus. Debout aux côtés du disciple bien-aimé, Iokhanân bouillait d'impatience. Les représentants des « chrétiens » – comme on les appelait depuis peu – venaient de se réunir pour la première fois à Jérusalem, afin de crever un abcès : la lutte entre les croyants « juifs », qui refusaient d'abandonner les prescriptions de la Loi – surtout la circoncision – et les « grecs », qui ne voulaient pas de cette chirurgie-là, mais d'un dieu nouveau pour une religion nouvelle. Un dieu qui serait Jésus, rebaptisé « Christ » : l'idée était dans l'air, on la chuchotait de plus en plus.

Cette lutte idéologique cachait un combat féroce pour la première place : les juifs pieux de Jacques, frère cadet de Jésus et étoile montante, contre les disciples de Pierre – majorité que le vieux chef tenait d'une main de fer. Et contre eux tous les grecs de Paul, un nouveau venu qui rêvait de transformer la maisonnette bâtie par les apôtres en édifice de taille mondiale. On s'était insulté, lancé à la tête des injures terribles – faux frère, intrus, espion, on avait failli en venir aux mains.

L'Église chrétienne en train de naître tenait son premier concile à Jérusalem, la ville qui tue les prophètes.



– Regarde-les, Iokhanân ! Ils se battent autour d'un cadavre, et ne songent qu'à dépecer sa mémoire !

Le jeune homme aux cheveux bouclés lui saisit le bras.

– C'est toi qui as rencontré Jésus le premier, avant eux tous. Tu dois parler, abbou !

Avec un soupir, il se leva. Malgré sa mise à l'écart du groupe des Douze, le prestige dont jouissait cet homme était encore considérable : tous firent silence et se tournèrent vers lui.

– Depuis hier, je vous entends discourir, et j'ai l'impression qu'on parle d'un autre Jésus que celui que j'ai connu. Chacun le recrée à sa manière : les uns veulent qu'il n'ait été qu'un juif pieux, les autres voudraient en faire un dieu. Je l'ai reçu à ma table, et nous étions treize autour de lui ce soir-là, dans la salle haute de ma maison. Mais le lendemain, j'étais seul pour entendre le bruit des clous, voir le coup de lance, assister à sa mort : tous, vous étiez en fuite. Je témoigne que cet homme n'était pas un dieu : Dieu ne meurt pas, Dieu ne souffre pas l'agonie qu'il a vécue sous mes yeux. J'étais aussi le premier à son tombeau, ce jour où il a été trouvé vide. Et je sais ce qu'il est advenu de son corps supplicié, mais je n'en dirai pas plus que le désert qui l'abrite désormais.

Un concert d'imprécations l'empêcha de poursuivre. Certains hésitaient encore à admettre la divinité de Jésus, mais tous étaient d'accord pour dire qu'il était bien ressuscité des morts. Cette idée de résurrection attirait les foules, qui trouvaient là le moyen de supporter une vie par ailleurs sans espoir. Voulait-il, cet homme qui n'avait que peu de disciples, renvoyer chez eux des milliers de convertis, les mains vides ?

En face de lui, les poings se dressèrent.

« Ils veulent se servir de Jésus pour leurs ambitions ? Qu'ils le fassent sans moi. » Il s'appuya sur l'épaule de Iokhanân, et sortit.



Iokhanân n'était encore qu'un petit enfant lorsque les légionnaires romains détruisirent Séphoris, la capitale de Galilée. Il avait vu des milliers de croix se dresser dans les rues, et des crucifiés agoniser lentement sous le soleil. Un jour, on vint chercher son père : horrifié, il le vit fouetté, puis allongé sur une poutre. Les coups de marteau sur les clous résonnèrent jusque dans l'intérieur de sa poitrine, il vit le sang qui giclait des poignets, entendit le hurlement de douleur. Quand on dressa la croix dans le ciel de Galilée, il perdit connaissance : sa mère l'enveloppa d'un châle, et s'enfuit dans la campagne où ils se cachèrent.

L'enfant refusait désormais de parler. Mais la nuit, dans son sommeil agité, il répétait sans cesse : « Abba ! Papa ! »

Quand il reprit vie, ils vinrent s'installer à Jérusalem. Sa mère le consacra à Dieu par le vœu de nazirat : il ne couperait plus ses cheveux. Désormais, c'était un juif pieux, mais il ne parlait toujours pas.

Comme chacun en ville, il apprit ensuite la crucifixion de Jésus : l'horreur qu'inspirait au jeune garçon le supplice de la croix était telle qu'il chassa cet homme de sa mémoire. Un Messie est attendu, qui viendra bientôt, et ce ne peut pas être Jésus : jamais le Messie ne se laisserait crucifier. Le Messie sera fort, pour chasser les Romains et restaurer le royaume de David.

Et puis il avait rencontré ce Judéen, réservé comme lui, et qui l'avait regardé avec amitié sans s'étonner de son mutisme. Qui parlait de Jésus comme s'il avait vécu très proche de lui, semblait le connaître de l'intérieur. À la mort de sa mère, cet homme, qui aimait tant le Maître et s'en disait le disciple bien-aimé, le prit chez lui. Il devint son abbou, le père de son âme.

Un jour, pour lui montrer qu'il avait compris le nouveau monde dévoilé par Jésus, Iokhanân prit une paire de ciseaux et coupa très court les longues tresses de ses cheveux. Sans quitter son abbou des yeux, car il ne parlait toujours pas, ne s'exprimait que par gestes.

Alors le disciple bien-aimé, avec son pouce, traça sur son front, ses lèvres et son cœur une croix immatérielle. Là encore Iokhanân comprit, et silencieusement tendit aussi sa langue, qui fut marquée du signe terrifiant.

La nuit suivante, pour la première fois il dormit sans rejeter à terre sa couverture de laine vierge. Et le lendemain, sa langue à nouveau parla, de l'abondance de son cœur guéri par Jésus.



En approchant de sa maison, le disciple bien-aimé posa la main sur son épaule.

– Ce soir, Iokhanân, tu iras voir Jacques, le frère de Jésus. Dis-lui que je veux le rencontrer. Qu'il vienne chez moi.

Le jeune homme hocha la tête, et saisit la main de son abbou dans la sienne.

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