81.

Le soir même, Moktar avait téléphoné à Lev Barjona, lui donnant rendez-vous cette fois dans un bar. Ils commandèrent un verre et restèrent debout derrière le comptoir, parlant à mi-voix malgré le brouhaha des consommateurs.

– Écoute-moi, Lev, c'est sérieux. Je viens de remettre à Calfo l'enregistrement d'une conversation entre Nil et Leeland. Le Français a retrouvé l'épître, elle était bien dans la caisse de cognac dont le métropolite Samuel t'avait parlé. Il l'a lue, et l'a laissée sur place, au Vatican.

– Bien, très bien ! Maintenant, il faut y aller en douceur.

– Maintenant, il faut agir, et sans douceur. Ce chien prétend qu'elle contient la preuve... ou, plutôt, confirme sa conviction intime que le Coran n'a pas été révélé par Dieu à Muhammad. Que le Prophète était proche des nazôréens, avant de sombrer dans la violence à Médine. Qu'il était aveuglé par l'ambition... Tu sais ce que cela signifie, tu nous connais depuis toujours. Il a franchi la ligne au-delà de laquelle tout musulman réagit immédiatement, il doit disparaître. Vite, et son complice aussi.

– Calme-toi, Moktar : as-tu reçu des instructions du Caire en ce sens ? Et Calfo ?

– Je n'ai pas besoin d'instructions du Caire, dans cette circonstance le Coran dicte leur conduite aux croyants. Quant à Calfo, je m'en moque bien. C'est un dépravé, et les histoires des chrétiens me laissent indifférent. Qu'ils règlent leurs problèmes entre eux et fassent leurs magouilles, moi je protège la pureté du message transmis par Dieu à Muhammad. Chaque musulman est prêt à verser le sang pour cette cause, Dieu ne supporte pas la souillure. Je défendrai l'honneur de Dieu.

Lev fit un signe au barman.

– Quelles sont tes intentions ?

– Je connais leurs allées et venues, les trajets qu'ils empruntent. Le soir Nil rentre à pied à San Girolamo, il en a pour une heure et passe par la via Salaria Antica, toujours déserte au début de la nuit. L'Américain l'accompagne un peu, puis revient sur ses pas pour terminer sa promenade autour du Castel San Angelo, où il rêve à la lune : il n'y a jamais personne. Est-ce que tu te joins à moi ? Demain soir.

Lev poussa un soupir. Une opération bâclée, sous le coup de la colère, sans visibilité. Quand son fanatisme montait à la tête de Moktar, il ne raisonnait plus. Le Bédouin sautait sur son chameau, et courait laver l'insulte dans le sang. Attendre était un signe de faiblesse, contraire à la loi du désert. L'orgueil des Arabes, leur incapacité à se dominer quand il s'agissait d'une question d'honneur, avaient toujours permis au Mossad de l'emporter sur eux. Et il se rappela la consigne de Jérusalem, fermement transmise par Ari : « L'action, ce n'est plus pour toi. »

– Demain soir j'ai une répétition avec l'orchestre pour mon dernier concert. On sait que je suis à Rome : on ne comprendrait pas que je me dérobe. Je dois préserver ma couverture, Moktar. Désolé.

– J'agirai sans toi, d'abord, l'un, puis l'autre. Le père Nil n'est qu'une petite porcelaine, ça se brise au moindre choc. Quant à l'Américain, il suffira de l'effrayer, il mourra de sa peur sans que je le touche. Je n'aurai pas à me salir les mains avec ça.

Quand ils se séparèrent, Lev se dirigea vers le jardin du Pincio. Il avait besoin de réfléchir.



Au début de la nuit, le recteur convoqua en urgence une réunion des Douze. Lorsqu'ils furent assis derrière la longue table, il se leva.

– Mes frères, une fois de plus nous entourons le Maître, comme les Douze autrefois dans la salle haute. Cette fois ce n'est pas pour l'accompagner à Gethsémani, mais pour lui offrir une deuxième entrée triomphale dans Jérusalem. Le père Nil a pu retrouver le dernier et seul exemplaire restant de la lettre de l'imposteur, le prétendu treizième apôtre. Elle était tout simplement dans le fonds secret du Vatican, mélangée à des manuscrits de la mer Morte remisés là définitivement en 1948.

Un murmure d'intense satisfaction parcourut l'assemblée.

– Qu'en a-t-il fait, frère recteur ?

– Il l'a laissée sur place, et a l'intention de prévenir le Saint-Père de son existence et de sa localisation.

Les visages se rembrunirent.

– Qu'il le fasse ou non, c'est sans importance : Nil passera par Breczinsky pour avertir le pape. Le douzième apôtre tient fermement le Polonais sous contrôle – n'est-ce pas, frère ?

Antonio inclina silencieusement la tête.

– Dès que Breczinsky aura été prévenu par Nil – sans doute demain –, nous entrerons en action. Le Polonais est à notre merci, il nous conduira à la lettre. Dans deux jours, frères, elle prendra devant nous la place qui lui revient, gardée par notre fidélité comme par ce crucifix. Et dans les mois et les années à venir, nous nous en servirons pour obtenir les moyens dont nous avons besoin pour notre mission : écraser les serpents qui mordent le Christ au talon, étouffer la voix de ceux qui s'opposent à son règne, restaurer la chrétienté dans toute sa grandeur, afin que l'Occident retrouve sa dignité perdue.

En quittant la salle, sans un mot il tendit une enveloppe à Antonio : il le convoquait chez lui, au Castel San Angelo, après-demain matin. Pour laisser à Nil le temps de parler à Breczinsky.

Et afin que son esprit soit totalement libre pour la soirée de demain avec Sonia, dont il attendait beaucoup. Cela ne pouvait mieux tomber. Grâce à elle, il s'imprégnerait de la force dont il allait avoir besoin. La force intérieure qu'un chrétien reçoit en s'identifiant par toutes ses fibres au Christ crucifié sur sa croix.

Antonio glissa la lettre dans sa poche. Mais au lieu de repartir vers le centre-ville, il obliqua vers le Vatican.

Le cardinal-préfet de la Congrégation veillait toujours très tard dans son bureau.

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