65.

Quand Nil rejoignit son ami, toujours penché sur la table de la salle de la réserve, son visage était fermé. Leeland releva la tête de son manuscrit.

– Alors ?

– Pas ici. Rentrons via Aurélia.

Rome se préparait à célébrer Noël. Selon une tradition propre à la Ville éternelle, chaque église, pendant cette période, met un point d'honneur à exposer un presepio, une crèche ornée de tous les attributs de l'imagination baroque. Les Romains passaient leurs après-midis de décembre à déambuler d'une église à l'autre, comparant la réalisation de chacune et la commentant avec force gestes de mains.

« Impossible, pensait Nil en voyant des familles entières s'engouffrer sous le porche des églises, et les yeux écarquillés de bonheur des enfants, impossible de leur dire que tout cela est basé sur un mensonge séculaire. Ils ont besoin d'un dieu à leur image, un dieu enfant. L'Église ne peut que protéger son secret : Nogaret avait raison. »



Les deux hommes marchaient en silence. Arrivés au studio, ils s'installèrent à côté du piano, et Leeland sortit une bouteille de bourbon. Il en versa une rasade à Nil, qui fit un geste pour l'arrêter.

– Allons, Nil, notre boisson nationale porte le nom des rois de France. Quelques gorgées t'aideront à me raconter ce que tu as fait, seul pendant toute la matinée, dans une partie de la réserve vaticane à laquelle en principe tu n'as pas accès...

Nil ne releva pas l'allusion : pour la première fois, il cacherait quelque chose à son ami. Les confidences de Breczinsky, son visage terrorisé, n'avaient rien à voir avec sa recherche : il se sentait détenteur d'un secret, qu'il ne partagerait avec personne. Il but une gorgée de bourbon, fit la grimace et toussa.

– Je ne sais pas par où commencer : tu n'es pas un historien, tu n'as pas étudié les minutes des interrogatoires de l'Inquisition que je viens de voir. J'ai retrouvé les textes consultés par Andrei lors de son passage à la réserve, et ils m'ont immédiatement parlé : c'est à la fois clair, et obscur.

– As-tu trouvé quelque chose en relation avec le treizième apôtre ?

– Les mots « treizième apôtre » ou « épître apostolique » n'apparaissent dans aucun interrogatoire. Mais maintenant que je sais ce que nous cherchons, il y a deux détails qui ont attiré mon attention, et que je ne comprends pas. Philippe le Bel a établi lui-même l'acte d'accusation des templiers, dans une lettre adressée aux commissaires royaux le 14 septembre 1307, un mois avant la rafle générale de tous les membres de l'Ordre. Elle est conservée à la réserve, je l'ai recopiée ce matin.

Il se pencha et prit dans sa sacoche une feuille de papier.

– Je te lis sa première accusation : « Voici une chose amère, une chose déplorable, assurément horrible, un crime détestable... » Et quoi donc ? « Que les templiers, quand ils entrent en leur ordre, nient par trois fois le Christ et lui crachent autant de fois contre la face1. »

– Oh oh !

– Ensuite, depuis le premier interrogatoire d'Esquieu de Floyran, au lendemain du vendredi 13 octobre 1307, jusqu'à l'ultime interrogatoire de Jacques de Molay sur le bûcher, le 19 mars 1314, une question revient sans cesse : « Est-il vrai que vous reniez le Christ ? » Tous les templiers, quelle que soit la sévérité des tortures subies, reconnaissent que oui, ils rejettent le Christ. Mais que non, ils ne rejettent pas Jésus, que c'est au nom de Jésus qu'ils se sont engagés dans la milice.

– Et alors ?

– Alors c'est exactement ce qu'affirmaient les nazôréens dont Origène a pu consulter les textes à Alexandrie. Nous savons que c'était l'enseignement de leur maître, le treizième apôtre : si son épître est capable à elle seule d'anéantir l'Église, si elle doit être partout détruite comme le demande le manuscrit copte, c'est non seulement parce qu'elle nie la divinité de Jésus – bien d'autres l'ont fait après lui – mais parce que, selon Origène, elle apporte une preuve qu'il n'était pas Dieu.

– Les templiers auraient-ils eu connaissance de l'épître disparue du treizième apôtre ?

– Je n'en sais rien, mais je remarque qu'au XIVe siècle des templiers se font torturer et tuer parce qu'ils proclament la même doctrine que les nazôréens, et qu'ils confirment ce choix par un geste rituel – le crachat sur le Christ. Il y aurait peut-être une seconde hypothèse – Nil se massa le front –, ces hommes ont été longtemps en contact étroit avec des musulmans. Le refus d'un autre dieu qu'Allah revient sans cesse dans le Coran, et n'oublie pas que Muhammad lui-même connaît et cite à plusieurs reprises les nazôréens...

– Qu'est-ce que ça veut dire ? Tu mélanges tout !

– Non, je mets en relation des éléments disparates. On a souvent dit que les templiers avaient été influencés par l'islam : peut-être, mais leur rejet de la divinité de Jésus ne tire pas son origine du Coran. C'est plus grave : au détour des comptes rendus d'interrogatoires, quelques-uns avouent que l'autorité de Pierre et des Douze apôtres a été, selon eux, transférée sur la personne du grand-maître du Temple.

– Le grand-maître, une sorte de successeur du treizième apôtre ?

– Ils ne le disent pas dans ces termes, mais affirment que leur rejet du Christ s'appuie sur la personne de leur grand-maître, qu'ils considèrent comme une autorité supérieure à celle des Douze et de l'Église. Tout se passe comme si une succession apostolique cachée s'était transmise au cours des siècles, parallèlement à celle de Pierre. Prenant sa source dans le treizième apôtre, s'appuyant ensuite sur ses nazôréens, puis après leur extinction sur cette mystérieuse épître.

Nil reprit une gorgée de bourbon.

– Philippe le Bel porte contre les templiers une deuxième accusation grave : « Quand ils entrent dans leur ordre, ils embrassent celui qui les reçoit – le grand-maître – en premier lieu au bas du dos, puis sur le ventre2. »

Leeland éclata de rire :

– Gosh ! Templar queers !

– Non, les templiers n'étaient pas homosexuels, ils faisaient vœu de chasteté et tout montre qu'ils le respectaient. C'était un geste rituel, au cours d'une cérémonie religieuse, solennelle et publique. Ce geste a permis à Philippe le Bel de les accuser de sodomie, parce qu'il ne le comprenait pas – alors qu'il revêtait certainement une signification hautement symbolique.

– Embrasser le fondement du grand-maître, puis faire le tour et embrasser son ventre : un rituel symbolique, dans une église ?

– Un rite solennel auquel ils attachaient une grande importance. Alors, quel sens ce geste avait-il pour eux ? J'ai d'abord pensé qu'ils vénéraient les chakras du grand-maître, ces carrefours d'énergie spirituelle que les hindous situent précisément au ventre et au... fondement, comme tu dis. Mais les templiers ne connaissaient pas la philosophie hindoue. Je n'ai donc aucune explication, sauf celle-ci : un geste de vénération envers la personne du grand-maître, l'apôtre dont l'autorité supplantait pour eux celle de Pierre et de ses successeurs. Par là ils semblent s'être rattachés à une autre succession, celle du treizième apôtre. Mais pourquoi un baiser à cet endroit précis, le bas du dos ? Je l'ignore.



Ce soir-là, le père Nil ne parvint pas à s'endormir. Les questions tournaient dans sa tête. Que signifiait ce geste sacrilège, qui avait souillé pour toujours la mémoire des chevaliers ? Et surtout, quelle relation avec l'épître du treizième apôtre ?

Une fois de plus, il se retourna dans son lit, dont le matelas à ressorts crissa. Le lendemain, il allait assister à un concert. Une diversion bienvenue.

1 Lettre de Philippe le Bel aux chevaliers Hugues de la Celle et Oudard de Molendinis, commissaires de Sa Majesté.

2 Idem.

Загрузка...