10.

– Asseyez-vous, monseigneur.

Calfo réprima une grimace, et laissa son corps dodu épouser les formes molles du fauteuil, face à l'imposant bureau. Il n'aimait pas qu'Emil Catzinger, le très puissant cardinal-préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le convoque formellement. Les vraies affaires, tout le monde sait cela, ne se traitent pas devant une écritoire mais en partageant une pizza ou en déambulant après une spaghettata dans un jardin ombragé, un bon cigare coincé entre l'index et le médius.

Alessandro Calfo était né au quartiere spagnolo, cœur populaire de Naples, d'une lignée végétant misérablement dans la promiscuité d'une pièce unique sur rue. Immergé dans une population dont la sensualité volcanique se nourrit d'un généreux soleil, il perçut très tôt l'irrépressible besoin de la volupté. La chair était là, moelleuse, frémissante, mais inaccessible au petit pauvre, qui apprit à rêver ses désirs et à désirer ses rêves.

Alessandro était en passe de devenir un vrai Napolitain, obsédé par le culte rendu au dieu Éros – seul oubli possible de la misère du quartiere natal. Mais dans une société patriarcale, passer à l'acte en ce domaine est encore plus aléatoire que la constatation des miracles promis annuellement par San Gennaro.

C'est alors que son père l'envoya dans le Nord inhospitalier. Trop d'enfants à nourrir dans la pièce unique : ce figlio deviendrait homme d'Église, mais pas n'importe où. Admirateur transi de Mussolini, le père avait entendu dire que là sù1 de vrais patriotes reconstituaient des séminaires dans l'esprit du fascisme. Dieu étant un bon Italien, il n'était pas question d'aller ailleurs se former à son service. Dès l'âge de dix ans, Alessandro revêtit dans la plaine du Pô une soutane qu'il ne devait plus quitter.

Mais qui abritait, sans pouvoir les contenir, les frustrations permanentes de ce fils du Vésuve en mal d'éruption.

Au séminaire, il fit sa deuxième découverte : le confort, l'aisance. Mystérieusement, les fonds affluaient ici depuis les innombrables réseaux de l'extrême droite européenne. Le petit pauvre du quartiere apprit l'importance de l'argent, et qu'il peut tout.

À dix-sept ans on l'envoya à l'ombre du Vatican, afin qu'il apprenne la foi dans la langue de Dieu, le latin. Là, il fit sa troisième découverte : le pouvoir. Et que son exercice, mieux que l'obsession du plaisir, peut remplir une vie et lui donner un sens. Certes, le culte d'Éros est l'une des approches du mystère de Dieu : mais le pouvoir fait de celui qui le possède l'égal de Dieu lui-même.

Son inclination naturelle pour le fascisme rencontra un jour la Société Saint-Pie V. Il comprit que ses trois découvertes successives trouveraient là table garnie. Son appétit pour le pouvoir s'épanouirait dans le totalitarisme idéologique de la Société. Sa soutane bordée de violet lui rappellerait des aspirations spirituelles tard venues, en même temps qu'elle couvrirait élégamment l'accomplissement de ses désirs voluptueux. L'argent enfin affluerait entre ses mains, grâce aux centaines de dossiers soigneusement tenus à jour par la Société, et qui n'épargnaient personne.

Argent, pouvoir et plaisir : Alessandro Calfo était prêt. À l'âge de quarante ans il fut promu monsignore, et devint recteur de la très mystérieuse et très influente Société, prélature dépendant directement du pape et soumise à sa seule autorité. L'inattendu alors se produisit : il se prit d'une véritable passion pour la mission attachée à sa charge, et devint le défenseur acharné des dogmes fondateurs d'une Église à qui il devait tout.

Il cessa de refouler sa démangeaison sensuelle. Mais en la laissant s'exprimer, il lui donna une dimension compatible avec son sacerdoce : désormais il y vit le moyen le plus rapide d'accéder, par la transfiguration charnelle, à l'union mystique.

Deux personnes – et deux seulement – savaient que le tout-puissant recteur était ce petit homme à la voix onctueuse : le pape et le cardinal Emil Catzinger. Pour tout autre, urbi et orbi, il n'était que l'un des humbles minutantes de la Congrégation.

En principe.



– Asseyez-vous. Deux questions, l'une externe, l'autre interne.

Cette distinction est habituelle dans les dicastères2 du Vatican : on y appelle « questions internes » ce qui se passe dans l'Église, monde amical, normal et contrôlable. Et « questions externes » ce qui se passe dans le reste de la planète, monde hostile, anormal et à contrôler tant bien que mal.

– Je vous ai déjà parlé de ce problème préoccupant qui concerne une abbaye bénédictine française...

– Oui, vous m'aviez demandé de faire le nécessaire. Mais nous n'avons pas eu à intervenir, puisque le malheureux père Andrei s'est suicidé, je crois, et l'affaire est classée.

Son Éminence avait horreur d'être interrompue : même si Calfo cherchait à le faire oublier, le chef, ici, c'était lui. Il le remettrait à sa place dans un instant.

Autrichien, Catzinger avait été choisi par le pape, que flattait sa réputation de théologien éclairé. Mais il se révéla vite un redoutable conservateur, et comme c'était aussi la nature profonde du nouveau successeur de Pierre, la lune de miel entre les deux hommes se transforma en union durable.

– Le suicide est un péché abominable, que Dieu ait son âme ! Mais il semble qu'il y ait une autre brebis galeuse dans ce cloître, où le troupeau se doit d'être irréprochable. Voyez ceci – il tendit un dossier à Calfo –, dénonciation du père abbé, etc. C'est peut-être sans importance : vous jugerez, et nous en reparlerons. Il n'y a pas d'urgence, pas encore du moins.

Les relations du cardinal avec son passé étaient conflictuelles. Son père avait été officier de la Wehrmacht autrichienne, division Anschluss. Si lui-même avait pris toutes ses distances avec le nazisme, il en avait pourtant gardé un réflexe : sa conviction d'être l'unique détenteur d'une vérité seule capable d'unifier le monde, autour d'une foi catholique qui ne pouvait être discutée.

– La question interne vous concerne directement, monseigneur...

Calfo croisa les jambes et attendit la suite.

– Vous connaissez le proverbe romain : una piccola avventura non fà male, une petite aventure ne fait pas de mal – tant que le prélat garde son rang, à commencer par une discrétion de bon ton. Or j'apprends qu'une... créature menace de se laisser approcher par les paparazzi de la presse anticléricale, qui lui promettent des fortunes en échange de ses révélations concernant certains... comment dire ? certains entretiens privés que vous auriez eus avec elle.

– Spirituels, éminence : nous progressions ensemble sur le chemin de l'expérience mystique.

– Je n'en doute pas. Mais enfin, les sommes évoquées sont considérables : que pensez-vous faire ?

– Le silence est la première des vertus chrétiennes, Notre Seigneur lui-même refusa de répondre au grand-prêtre Caïphe qui le calomniait. Il n'a donc pas de prix : je pense que quelques centaines de dollars...

– Vous voulez rire ! Cette fois-ci, il faut ajouter un zéro. Je suis disposé à vous aider, mais que ce soit la dernière fois : le Saint-Père ne pourra manquer de voir l'entrefilet publié dans La Stampa, qui nous sert d'avertissement. Tout cela est déplorable !

Emil Catzinger glissa la main dans sa soutane pourpre, et tira de la poche intérieure une petite clé en vermeil. Il se pencha, introduisit la clé dans le dernier tiroir de son bureau, et l'ouvrit.

Le tiroir contenait une vingtaine d'enveloppes rebondies. Depuis la moindre paroisse de l'Empire catholique, un impôt est collecté à destination du siège apostolique. Catzinger dirigeait l'une des trois congrégations qui assurent la collecte de cette manne, aussi régulière – et inodore – qu'un crachin breton.

Il saisit délicatement la première enveloppe, l'ouvrit et compta rapidement du bout des doigts. Puis tendit l'enveloppe à Calfo, qui l'entrouvrit et n'eut pas besoin d'y plonger la main pour en connaître l'exact montant : un Napolitain évalue une liasse de billets verts d'un simple coup d'œil.

– Éminence, votre geste me touche infiniment, ma gratitude et mon dévouement vous sont acquis !

– Je n'en doute pas. Le pape et moi apprécions votre zèle pour la cause la plus sacrée qui soit, puisqu'elle touche à la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. Va bene, monsignore : calmez les ardeurs médiatiques de cette fille, et conduisez-la désormais dans les voies spirituelles... de façon moins onéreuse, je vous prie.



Quelques heures plus tard, Catzinger se trouvait dans le bureau surplombant la colonnade du Bernin, côté droit, dont la fenêtre donne directement sur la place Saint-Pierre. Dès son élection le pape avait choisi de voyager, laissant la gestion des affaires quotidiennes aux hommes de l'ombre du Vatican, dont nul ne parle. Mais qui guident la barque de Pierre dans la bonne direction, celle de la restauration de l'ordre ancien.

Son Éminence Emil Catzinger dirigeait secrètement – et d'un bras de fer – l'Église catholique.

Une main tremblante tendit au cardinal, respectueusement debout devant le fauteuil du vieillard, un exemplaire de La Stampa. L'élocution était difficile :

– Et cette histoire où apparaît le nom de Calfo... hem... c'est notre monseigneur Calfo ?

– Oui, très Saint-Père, c'est lui. Je l'ai vu aujourd'hui : il fera le nécessaire pour empêcher ces odieuses calomnies d'éclabousser le Saint-Siège.

– Et... comment donc éviter que...

– Il y veillera personnellement. Et vous savez que, par l'intermédiaire de notre Banque du Vatican, nous contrôlons le groupe de presse dont dépend La Stampa.

– Non, j'ignorais ce détail. Bien, veillez à ce que la paix revienne, eminenza. La paix, mon souci de chaque instant !

Le cardinal s'inclina en souriant. Il avait appris à aimer le vieux pontife, dont son passé le séparait pourtant par toutes les fibres de son être. Chaque jour, il était ému par son combat contre la maladie, son courage dans la souffrance.

Et il admirait la force de sa foi.

1 Là-haut.

2 Ministères.

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