49.



Qumrân, an 68

Des nuées sombres s'accumulaient au-dessus de la mer Morte. Dans cette cuvette, les nuages ne donnent jamais de pluie, ils annoncent une catastrophe.

Iokhanân fit signe à son compagnon de continuer à avancer. Silencieusement, ils s'approchèrent du mur d'enceinte. Une voix gutturale les cloua sur place :

– Qui va là ?

– Béné Israël ! Juifs.

L'homme qui les avait arrêtés les regarda avec suspicion.

– Comment êtes-vous arrivés jusqu'ici ?

– Par la montagne, puis en nous faufilant à travers les plantations d'Ein Feshka. C'est le seul accès possible : les légionnaires encerclent Qumrân.

L'homme cracha sur le sol.

– Fils des ténèbres ! Que venez-vous faire ici, chercher la mort ?

– J'arrive de Jérusalem, nous devons voir Shimon Ben-Yaïr. Il me connaît, conduis-nous.

Ils escaladèrent le mur d'enceinte et s'arrêtèrent, interdits. Ce qui avait été autrefois un lieu paisible de prière et d'étude n'était plus qu'un immense caravansérail. Des hommes fourbissaient des armes dérisoires, des enfants couraient en hurlant, des blessés gémissaient à même le sol. Iokhanân était venu ici, autrefois, accompagnant son père adoptif qui aimait y retrouver ses amis esséniens. Dans la pénombre qui montait il s'arrêta, indécis, devant un groupe d'hommes âgés assis contre le mur du scriptorium où il avait si souvent passé des heures à regarder les scribes tracer, sur leurs parchemins, les caractères hébraïques.

Le guetteur s'approcha et glissa un mot à l'oreille d'un des vieillards. Avec vivacité, ce dernier se leva et ouvrit ses bras.

– Iokhanân ! Tu ne me reconnais pas ? C'est vrai, j'ai vieilli d'un siècle en un mois. Qui est avec toi ? Mes yeux sont infectés, je suis à moitié aveugle.

– Mais si, je te reconnais, Shimon ! C'est Adôn, le fils d'Eliézer Ben-Akkaï.

– Adôn ! Viens, que je t'embrasse... Mais où est Osias ?

Le compagnon de Iokhanân baissa la tête.

– Mon frère est mort dans la plaine d'Ashkélon, tué par une flèche romaine. Moi-même j'ai échappé par miracle à la Ve légion : ses légionnaires sont invincibles.

– Ils seront vaincus, Adôn, ce sont les fils des ténèbres. Mais nous mourrons avant eux, Qumrân est mûr pour la cueillette. Vespasien a repris le commandement de la Xe légion Fretensis qui nous encercle, il veut attaquer Jérusalem par le sud. Toute la journée, nous avons pu suivre leurs préparatifs. Nous n'avons pas d'archers, ils évoluent sous nos yeux. C'est pour cette nuit.

Iokhanân contempla en silence le spectacle poignant de ces hommes que l'Histoire atteignait sans qu'ils puissent lui échapper. Il reprit la parole :

– Shimon, as-tu vu mon abbou ? J'ai mis plus de trois mois pour traverser le pays. Aucune nouvelle de lui, ni de ses disciples, j'ai trouvé Pella totalement abandonnée.

De ses yeux purulents, Shimon contempla le ciel : le soleil couchant éclairait les nuages par en dessous. « Le plus beau spectacle du monde, comme au matin de la création ! Mais ce soir, c'est la fin de notre monde. »

– Dans sa fuite, il est passé par ici. Avec lui, au moins cinq cents nazôréens, hommes, femmes et enfants. Il voulait les envoyer en Arabie, jusqu'au rivage de la mer Intérieure. Il a raison : s'ils échappent aux Romains, ils seront persécutés par les chrétiens, qui les haïssent. Nos hommes les ont accompagnés jusqu'à la limite du désert d'Édom.

– Mon père les a suivis ?

– Non, il les a quittés à Beer-Shéba et les a laissés continuer vers le sud. Nous avons une petite communauté d'esséniens dans le désert d'Idumée : c'est là qu'il t'attend. Mais pourras-tu arriver jusque-là ? Tu viens de pénétrer dans un filet, dont les mailles enserrent les fils de lumière. Veux-tu vivre le Jour avec nous, et entrer dans sa clarté, cette nuit même ?

Iokhanân s'écarta, et échangea quelques mots avec Adôn :

– Shimon, je dois rejoindre mon père : nous allons tenter de nous échapper. Auparavant, j'ai un dépôt sacré à mettre en sécurité. Aide-moi, je t'en prie.

Il s'approcha du vieillard, et lui parla à l'oreille. Shimon écouta attentivement, puis hocha la tête.

– Tous nos rouleaux sacrés ont été déposés dans des grottes inaccessibles, quand on ne connaît pas la montagne. Un de nos hommes va t'y conduire, mais il ne pourra pas monter avec vous : écoute...

Du camp romain montaient des appels de trompettes. « Ils sonnent l'assaut ! »

Shimon donna un ordre bref à la sentinelle. Sans un mot, l'homme fit signe à Iokhanân et Adôn de le suivre, tandis qu'une première pluie de flèches s'abattait sur les esséniens, dans les hurlements de terreur des enfants et des femmes. Ils remontèrent le courant des hommes hâves qui se précipitaient vers le mur oriental, et franchirent la porte qui faisait face à la montagne.

La fin de Qumrân venait de commencer.

Machinalement, Iokhanân glissa la main dans sa ceinture : le bambou creux, celui que lui avait remis son père à Pella, était toujours là.



Khirbet Qumrân est adossé à une haute falaise, les bâtiments ont été construits sur un à-plat qui domine la mer Morte. Un système compliqué de canalisations à ciel ouvert amène l'eau jusqu'à la piscine centrale, où les esséniens pratiquaient leurs rites baptistes.

Iokhanân et Adôn, précédés par leur guide, suivirent d'abord le tracé des canaux. Pliés en deux, ils couraient par bonds successifs d'arbre en arbre. Le tumulte d'une bataille féroce leur parvenait, toute proche derrière eux.

Essoufflé, Iokhanân fit signe pour demander une pause. Il n'était plus jeune... Il leva les yeux. Devant eux, la falaise semblait d'abord offrir une paroi nue, tombant dans un à-pic impressionnant. Mais, en regardant attentivement, il vit qu'elle était constituée d'énormes concrétions rocheuses, qui dessinaient un lacis compliqué de sentes et de ravines suspendues au-dessus du vide.

Ici et là, on apercevait des taches noires : les grottes. C'est là que les esséniens avaient déménagé toute leur bibliothèque. Comment avaient-ils fait ? Cela semblait inaccessible !

Sur le sommet de la falaise, il distingua les bras mobiles des catapultes romaines, qui commençaient leur balancement meurtrier en direction du camp. Une ligne d'archers, étendue sur une centaine de mètres, décochaient leurs traits à une cadence terrifiante. Le cœur serré, il ne tourna pas la tête pour regarder en arrière.

Leur guide leur montra la voie d'accès vers l'une des grottes.

– Nos principaux rouleaux sont là. J'y ai placé moi-même le Manuel de Discipline de notre communauté. Le long du mur de gauche, la troisième jarre à partir de l'entrée. Elle est grande : tu pourras y glisser ton parchemin. Que Dieu vous garde ! Ma place est en bas. Shalom !

Toujours plié en deux, il repartit en courant dans la direction opposée. Il voulait vivre le Jour avec ses frères.

Ils reprirent leur progression. Pendant encore huit cents mètres, ils furent à découvert : suivant toujours la ligne des arbres le long des canaux, ils bondissaient de l'un à l'autre. Leur sacoche de voyage, qui battait sur leur hanche, gênait leurs mouvements.

Soudain, une volée de flèches s'abattit autour d'eux.

– Adôn, là-haut, ils nous ont vus. Courons jusqu'au pied de la falaise !

Mais ces deux ombres, sans armes et qui allaient en sens inverse de la bataille, cessèrent vite d'intéresser les archers romains. Hors d'haleine, ils parvinrent enfin jusqu'à la sécurité relative de l'à-pic. Maintenant, il fallait monter.

Entre les amas rocheux, ils découvrirent des pistes tracées par les chèvres. Quand ils parvinrent à la grotte, le soir tombait.

– Vite, Adôn : il n'y a plus que quelques minutes de lumière !

L'entrée de la grotte était si étroite qu'ils furent obligés d'y pénétrer en se glissant les pieds par-devant. Curieusement, l'intérieur semblait plus lumineux que dehors. Sans un mot, les deux hommes tâtèrent le sol sur le côté gauche : plusieurs cônes émergeaient du sable. Des jarres de terre cuite, enterrées à mi-hauteur, fermées par une espèce de couvercle en forme de bol.

Aidé par Adôn, Iokhanân ouvrit précautionneusement la troisième jarre à partir de l'entrée. À l'intérieur, un rouleau entouré de chiffons enduits de goudron remplissait la moitié de l'espace. Avec respect, il ouvrit le roseau creux qu'il avait tiré de sa ceinture, et en tira une simple feuille de parchemin, fermée par un cordeau de lin. Il la glissa dans la jarre, de façon qu'elle ne soit pas collée contre le goudron du rouleau. Puis il replaça le couvercle, et ramena du sable jusqu'à hauteur du col.

« Voilà. Abbou, nous pouvons mourir : ton épître est ici en sécurité, plus que nulle part ailleurs. Si les chrétiens parviennent à faire disparaître toutes les copies que j'en ai fait faire, l'original est là. »



Depuis l'entrée de la grotte, ils aperçurent Qumrân où l'incendie des bâtiments laissait deviner une scène d'horreur. Méthodiquement, les carrés de légionnaires s'avançaient vers le mur d'enceinte, le franchissaient et ratissaient tout l'espace intérieur. Ne laissant derrière eux que des cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants égorgés. Les esséniens ne se défendaient plus. Autour de la piscine centrale, ils aperçurent une masse confuse, à genoux. Au centre, un homme en habit blanc levait les bras vers le ciel. « Shimon ! Qui demande à l'Éternel d'accueillir, en ce moment même, les fils de lumière ! »

Il se tourna vers Adôn.

– Ton frère et toi, vous avez transporté le cadavre de Jésus jusqu'au lieu où il repose. Osias est mort : désormais tu es le seul à savoir où se trouve le tombeau, avec mon abbou. Son épître est en sécurité ici : si Dieu réclame notre vie, nous avons fait ce que nous avions à faire.

L'obscurité envahissait la cuvette de la mer Morte. Tout le pourtour de Qumrân était gardé. La seule issue possible : l'oasis toute proche d'Ein Feshka, par où ils étaient venus. Au moment où ils y parvenaient, ils aperçurent un groupe armé de torches qui s'avançait vers eux. On leur cria, en mauvais hébreu :

– Halte ! Qui êtes-vous ?

Ils se mirent à courir, et une volée de flèches tenta de les atteindre. Cherchant le couvert des premiers oliviers, Iokhanân détalait de toutes ses forces, sa sacoche battant ses flancs, quand il entendit un cri sourd juste derrière lui.

– Adôn ! Tu es blessé ?

Il revint en arrière, se pencha vers son compagnon : une flèche romaine était plantée entre ses omoplates. Il eut la force de murmurer :

– Pars, frère ! Pars, et que Jésus soit avec toi !

Tapi dans un bosquet d'oliviers, Iokhanân vit de loin les légionnaires achever à coups de glaive le deuxième fils d'Eliézer Ben-Akkaï.

Un seul homme, désormais, savait où se trouve le tombeau de Jésus.

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