88.

Il régnait ce matin-là, dans la Cité du Vatican, une agitation fébrile, terme tout relatif en ce lieu : quelques prélats parcoururent les couloirs pavés de marbre d'un pas un peu moins compassé que d'habitude, quelques ceintures violettes volèrent un peu plus haut dans des escaliers gravis quatre à quatre. Une voiture immatriculée S.C.V. franchit à vive allure le portail de la cour du Belvédère, saluée par un garde suisse qui reconnut à l'intérieur le médecin personnel du pape, un homme d'un certain âge serrant sur ses genoux une mallette noire.

Partout ailleurs, ces signes imperceptibles d'agitation seraient passés inaperçus. Mais le garde suisse, témoin de cette nervosité inhabituelle dans la Cité sainte, se réjouit : aujourd'hui, il aurait de quoi alimenter les conversations de ses collègues.

La voiture S.C.V. prit la via della Conciliazione jusqu'au bout, tourna à gauche, passa devant le Castel San Angelo et se gara un peu plus loin sur le trottoir du Lungotevere, derrière un fourgon au gyrophare allumé. L'homme à la mallette descendit vivement l'escalier qui menait à la berge du Tibre, marcha sur les pavés inégaux vers l'arche du pont Cavour, où une dizaine de gendarmes italiens étaient rassemblés autour d'une forme sombre, dégoulinante d'eau, qu'ils venaient apparemment de retirer des roseaux bordant le fleuve.

Le médecin examina le cadavre, s'entretint avec les gendarmes, referma sa mallette puis remonta sur le Lungotevere où il parla à voix basse dans son téléphone portable, en prenant soin de s'écarter des quelques curieux qui observaient la scène. Il hocha la tête à plusieurs reprises, fit signe au chauffeur de rentrer sans lui, et revint à pas vifs au pied du Castel San Angelo. Traversa, marcha encore un peu et s'engouffra dans un immeuble récent, au pied duquel un jeune homme vêtu en touriste semblait l'attendre.

Ils échangèrent quelques mots, puis le jeune homme sortit de sa poche une clé et fit signe au médecin de le suivre à l'intérieur de l'immeuble.



En fin de matinée, le cardinal Catzinger se tenait devant le souverain pontife, qu'on avait installé à son bureau. Ornée de l'anneau du concile Vatican II auquel il avait participé, la main droite du pape tremblait tandis qu'il lisait une feuille de papier. Cassé en deux par la maladie, sous les sourcils broussailleux le regard était vif et perçant.

– Éminence, est-ce vrai ? Deux prélats du Vatican, morts à quelques heures de distance, cette nuit même ?

– Une douloureuse coïncidence, très Saint-Père. Mgr Calfo, qui avait déjà connu une alerte il y a plusieurs mois, a eu cette nuit un arrêt cardiaque auquel il n'a pas survécu.

Alessandro Calfo avait été découvert dans sa chambre, allongé sur deux planches disposées en forme de crucifix. Le visage violacé était encore crispé par un rictus de souffrance. Ses bras écartés attachés à la branche transversale de la croix par deux cordelettes de soie, le regard vitreux fixait une icône byzantine accrochée juste au dessus de la scène, représentant la mère de Dieu dans toute sa pureté virginale.

Deux clous avaient été arrachés au montant du lit, et enfoncés dans les paumes du supplicié. Le sang n'avait pas coulé, l'homme était sans doute déjà mort quand il avait été crucifié.

L'appartement se trouvant à quelque distance de la place Saint-Pierre, l'affaire était du ressort de la police italienne. Mais la mort violente d'un prélat, citoyen du Vatican, plonge toujours le gouvernement italien dans une situation extrêmement délicate. Le commissaire de police – un Napolitain comme le défunt – était très embarrassé. Un rituel satanique, cet homme crucifié ? Il n'aimait pas cela, et fit remarquer qu'après tout, à vol d'oiseau, la frontière immatérielle de la Cité sainte ne se trouvait qu'à une centaine de mètres : on pouvait donc considérer que le médecin personnel du pape, qui allait arriver d'un moment à l'autre, était parfaitement compétent pour délivrer le permis d'inhumer.

Le digne praticien ne prit pas la peine d'ouvrir sa mallette : aidé par le jeune homme à l'étrange regard noir qui l'accompagnait, il boutonna d'abord soigneusement le col de Calfo, en sorte que les traces de strangulation qui le marquaient ne soient plus visibles. Puis il arracha les clous, appela le policier qui s'était éloigné avec discrétion, et lui fit part de son diagnostic : arrêt cardiaque, excès de pasta joint au manque d'exercice. Ce sont des choses qu'un Napolitain comprend immédiatement. Le policier poussa un soupir de soulagement, et remit sans plus tarder le cadavre aux autorités vaticanes.



– Un arrêt cardiaque, soupira le pape, donc il n'aura pas souffert ? Dieu est bon pour ses serviteurs, requiescat in pace. Mais et l'autre, Éminence ? Car il y a eu deux morts cette nuit, n'est-ce pas ?

– En effet, et c'est beaucoup plus délicat : il s'agit de Mgr Leeland, dont je vous ai déjà parlé.

– Leeland ! Le père abbé bénédictin qui avait pris bruyamment position en faveur des prêtres mariés ? Je me souviens parfaitement, cela lui a valu un promoveatur ut amoveatur, et depuis, à Rome, il se tenait tranquille.

– Pas précisément, Votre Sainteté. Il a rencontré ici même un moine rebelle, qui lui a fait part de ses théories insensées sur la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il semble que cela l'ait profondément troublé, conduit sans doute au désespoir : on l'a retrouvé ce matin, noyé, dans les roseaux bordant le Tibre à la hauteur du pont Cavour. C'est peut-être un suicide.

Pas plus que les gendarmes, le médecin n'avait voulu prêter attention à la marque de strangulation qui entourait le cou de Leeland. Un filin d'acier, certainement, qui avait écrasé la glotte. Le travail d'un professionnel. Étrangement, le visage de l'Américain était resté serein, presque souriant.



Le vieux pontife leva péniblement la tête pour fixer le cardinal.

– Prions pour ce malheureux Mgr Leeland, qui a sans doute bien souffert dans son âme. Vous me communiquerez désormais toute correspondance qui pourrait lui parvenir. Et... le moine rebelle ?

– Il a quitté hier San Girolamo, où il résidait depuis quelques jours, et nous ne savons pas où il est. Mais il sera facile de retrouver sa trace.

Le pape fit un geste de la main.

– Éminence, où voulez-vous qu'un moine aille se cacher, ailleurs que dans un monastère ? Allons, ne faites rien dans l'immédiat, laissons-lui le temps de recouvrer une paix intérieure qu'il semble avoir perdue, d'après ce que vous me dites.



De retour dans son bureau, Catzinger constata qu'il partageait sans réserve le sentiment du pape. La mort de Calfo le soulageait d'un poids considérable, Antonio était intervenu juste à temps : l'épître du treizième apôtre resterait enfouie dans le fonds secret du Vatican, nulle part ailleurs elle n'était mieux à l'abri des curiosités malsaines. Leeland ? Rien qu'un insecte, de ceux qu'on écarte du revers de la main. Nil, enfin, n'était dangereux que dans son abbaye. Tant qu'il n'y retournait pas, rien ne pressait.

Restait Breczinsky : sa présence dans les murs du Vatican était une épine insupportable. Elle lui rappelait à chaque instant un épisode sombre de l'histoire de l'Allemagne, et attisait en lui un sentiment de culpabilité collective contre lequel il luttait depuis toujours. Son père ? Il n'avait fait que son devoir, en accomplissant courageusement sa mission : combattre le communisme qui menaçait l'ordre du monde. Était-ce sa faute, était-ce leur faute à tous si Hitler avait détourné tant de générosité pour établir la domination de sa prétendue race supérieure, au prix d'une apocalypse ?

Le Polonais avait été brisé par son père, mais c'était le sort de tous les vaincus. Le cardinal, sans se l'avouer, se sentait humilié par une tragédie à laquelle il n'avait pourtant pas pris part. Mais son père... Ce sentiment d'humiliation le galvanisait dans son combat permanent : la pureté de la doctrine catholique. Là était sa mission, il ne ferait pas partie de la lignée des vaincus. La seule race supérieure, la seule qui pouvait vaincre, c'était celle des hommes de foi. L'Église était l'ultime rempart face à l'Apocalypse moderne.

Breczinsky lui était devenu odieux, et devait être éloigné. Catzinger ne trouverait pas la paix tant qu'il aurait sous les yeux ce dernier témoin de sa propre histoire, et de celle de son père.

Dans l'immédiat, un seul dossier mobilisait son énergie : la canonisation d'Escriva de Balaguer, prévue dans quelques mois. Le fondateur de l'Opus Dei avait su consolider l'édifice fondé sur la divinité du Christ. Grâce à des hommes de sa trempe, l'Église résistait.

Il faudrait quand même qu'il se décide à faire un miracle : ça peut se trouver.

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