89.

Le désert des Abruzzes était tel que Nil le souhaitait, tel sans doute que le treizième apôtre l'avait connu après sa fuite de Pella, tel que Jésus l'avait vécu après sa rencontre avec Jean le Baptiste auprès du Jourdain. L'ermite lui avait désigné une paillasse dans un coin.

– C'est celle qu'utilise Beppo, quand il passe la nuit ici. Ce garçon s'est attaché à moi comme à son père, qu'il n'a jamais connu. Il ne parle pas, mais nous communiquons sans mal.

Puis il n'avait plus rien dit, et pendant quelques jours ils vécurent ensemble dans un silence complet, partageant sans un mot des repas de fromage, d'herbes et de pain sur la terrasse où la montagne leur parlait son langage.

Nil se rendait compte que le désert est d'abord une attitude de l'esprit et de l'âme. Qu'il aurait pu le vivre aussi bien à l'abbaye, ou au milieu d'une ville. Que c'est une certaine qualité de dépouillement intérieur, d'abandon de tous les repères habituels de la vie sociale. Très vite, l'extraordinaire pauvreté du lieu lui fut indifférente, au point qu'il ne s'en rendit bientôt plus compte. Au contact de l'ermite, il commençait à ressentir une présence très forte, chaleureuse, d'une richesse insoupçonnée. D'abord, il la perçut comme venant de l'extérieur, de la nature, de son compagnon. Puis il comprit qu'elle rejoignait une autre présence, à l'intérieur de lui. Et que s'il y devenait attentif, se contentant de l'observer avant de l'accueillir, plus rien d'autre ne compterait. Il n'y aurait plus ni inconfort, ni solitude, ni crainte.

Ni même, peut-être, de mémoire du passé et de ses blessures.



Un jour, alors que Beppo venait de les quitter après avoir renouvelé leur provision de pain, l'ermite lissa sa barbe et s'adressa à lui :

– Pourquoi te demandes-tu encore ce que signifiaient mes paroles d'accueil : « Je t'attendais, mon fils » ?

Cet homme lisait en lui comme dans un livre ouvert.

– Mais... Vous ne me connaissiez pas, vous n'étiez pas prévenu de mon arrivée, vous ne savez rien de moi !

– Je te connais, mon fils, et je sais de toi des choses que toi-même tu ignores. Tu verras, en vivant ici tu vas acquérir le regard de l'Éveil intérieur, celui que Jésus possédait à sa sortie du désert et qui lui permit de voir Nathanaël sous le figuier – qui était pourtant hors de sa vue. Je sais ce que tu as souffert, et je sais pourquoi. Tu cherches le trésor le plus précieux, dont même les Églises ne possèdent pas la clé, dont elles ne peuvent qu'indiquer la direction – quand elles n'obstruent pas sa voie d'accès.

– Savez-vous qui était le treizième apôtre ?

L'ermite rit silencieusement, une lueur dansante dans ses yeux.

– Et crois-tu qu'il faille toujours savoir, pour connaître ?

Il laissa son regard errer sur la vallée, où des nuages d'altitude dessinaient des taches mouvantes. Puis il parla, comme s'il s'adressait à un autre qu'à Nil :

– Toute chose ne peut être connue que de l'intérieur. La science n'est que l'écorce, il faut la franchir pour trouver le cœur, l'aubier de la connaissance. C'est vrai des minéraux, des plantes, des êtres vivants, et c'est vrai aussi des Évangiles. Les anciens appelaient cette connaissance intérieure une gnose. Beaucoup ont été intoxiqués par la nourriture trop riche qu'ils y trouvaient, elle leur est montée à la tête, ils se sont crus supérieurs à tous, catharoi1. Celui que tu rencontres dans l'Évangile – et qui est le même dont tu fais l'expérience dans la prière – n'est ni supérieur ni inférieur à toi : il est avec toi. La réelle présence de Jésus est si forte qu'elle te relie à tous mais te sépare aussi de tous. Déjà, tu as commencé à en faire l'expérience, et ici tu ne vivras plus que d'elle. C'est pour cela que tu es venu.

Je t'attendais, mon fils...

1 Catharoi : « purs », en grec – d'où le nom des Cathares.

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