30.

– Asseyez-vous, monseigneur.

Le visage poupin du cardinal, couronné par un casque de cheveux blancs, était soucieux. Il jeta un coup d'œil sur Calfo, qui s'installait en soupirant dans le vaste siège.

Emil Catzinger était né en même temps que le nazisme. Comme tous les enfants de son âge, il s'était trouvé enrôlé sans l'avoir voulu dans les Jeunesses hitlériennes. Ensuite, il avait pris courageusement ses distances d'avec le Führer, échappant aux épurations de la Gestapo. Mais il était resté profondément marqué par l'empreinte reçue dans son enfance.

– Je vous remercie d'avoir interrompu vos activités un samedi soir.

Le recteur, qui venait d'abandonner la jeune Roumaine au beau milieu d'un parcours particulièrement prometteur, hocha gravement la tête.

– Le service de l'Église, Éminence, ne connaît ni délais ni moments !

– C'est juste. Bien, voyons... J'ai eu cet après-midi une conversation téléphonique avec le père abbé de l'abbaye Saint-Martin.

– Un excellent prélat, digne en tous points de la confiance que vous lui accordez.

– Il m'a appris que ce père Nil, dont nous avons déjà parlé, a dérobé dans une bibliothèque – à laquelle il n'a pas accès – un volume de textes publiés par des dissidents.

Calfo se contenta de lever un sourcil.

– Et il vient de me faxer un échantillon de ses notes personnelles, qui me préoccupent sérieusement. Peut-être serait-il capable d'approcher du secret jalousement gardé par notre Sainte Église, et par votre Société Saint-Pie V.

– Pensez-vous qu'il soit avancé dans cette voie périlleuse ?

– Je n'en sais encore rien. Mais il était très proche d'Andrei, qui, lui, avait beaucoup progressé sur ce chemin interdit. Vous savez ce qui est en jeu ici : l'existence même de l'Église catholique. Il faut que nous sachions ce que le père Nil sait. Que proposez-vous ?

Calfo eut un sourire satisfait, se renversa légèrement en arrière, et tira de sa soutane une enveloppe qu'il tendit au cardinal.

– Si Votre Éminence veut bien jeter un coup d'œil sur ceci... Dès que vous m'avez parlé de ce père Nil, j'ai demandé une double enquête à mes frères de la Société. Voici le résultat, et peut-être la réponse à votre question.

Catzinger tira de l'enveloppe deux chemises marquées confidenziale.

– Voyez la première de ces chemises... Vous y apprendrez que Nil a fait des études brillantes à l'université bénédictine de Rome. Que c'est un... comment dirais-je, un idéaliste, autrement dit qu'il est dénué de toute ambition personnelle. Un moine observant, qui trouve sa joie dans l'étude et la prière.

Catzinger le dévisagea par-dessus ses lunettes.

– Mon cher Calfo, ce n'est pas à vous que j'apprendrai que les plus dangereux sont les idéalistes. Arius était un idéaliste, Savonarole et Luther aussi... Un bon fils de l'Église croit aux dogmes, sans les remettre en question. Tout autre idéal peut se révéler extrêmement nocif.

– Certo, Eminenza. Pendant ses études romaines, il s'est lié d'amitié avec un bénédictin américain : Rembert Leeland.

– Tiens, tiens ! Notre Leeland ? Voilà qui est intéressant !

– Mgr Leeland, en effet. Dont j'ai ressorti le dossier – la deuxième chemise. Musicien d'abord et avant tout, moine dans le Kentucky à l'abbaye St. Mary qui possède une académie musicale. Élu abbé de son monastère. Puis à cause de certaines prises de position controversées...

– Oui, je connais la suite, j'étais déjà préfet de la Congrégation à cette époque. Nommé évêque in partibus1 puis envoyé à Rome, selon l'excellent principe promoveatur ut amoveatur2. Oh, il n'était pas vraiment dangereux : un musicien ! Mais il fallait étouffer le scandale de ses déclarations publiques sur les prêtres mariés. Il est actuellement minutante quelque part, non ?

– Au secrétariat pour les Relations avec les juifs : après Rome, il a fait un séjour de deux ans en Israël, où il a étudié beaucoup plus la musique que l'hébreu. Leeland est, paraît-il, un excellent pianiste.

– Et alors ?

Calfo dévisagea l'autre avec commisération.

– Comment, Eminenza, vous ne voyez pas ?



Il réprima l'envie furieuse qu'il avait d'allumer le cigare qui déformait sa poche intérieure. Le cardinal ne fume pas, ne boit pas. Mais la Société Saint-Pie V possédait sur son passé certain dossier bourré de croix gammées, qui garantissait la sécurité de son recteur.

– Tant que le père Nil reste à Saint-Martin, nous ne saurons pas ce qu'il a dans la tête. Il faut qu'il vienne ici, à Rome. Mais il ne s'épanchera pas dans mon bureau, ni dans le vôtre, Éminence. En revanche faites-lui, sous un prétexte quelconque, rencontrer son ami Leeland, laissez-leur le temps de parler à cœur ouvert. Entre artiste et mystique, ils se feront des confidences.

– Quel serait le prétexte ?

– Leeland s'intéresse aux musiques anciennes, bien plus qu'aux affaires juives. Nous découvrirons qu'il a soudainement besoin de l'aide d'un spécialiste des vieux textes.

– Et vous croyez qu'il sera... coopératif ?

– Cela est mon affaire. Vous savez que nous le tenons : il collaborera.

Il y eut un silence. Catzinger pesait le pour et le contre. « Calfo est un Napolitain. Habitude des manœuvres tortueuses. Pas bête. »

– Monseigneur, je vous donne carte blanche : arrangez-vous pour convoquer ici ce James Bond de l'exégèse. Et faites en sorte qu'il soit bavard.



En sortant de la Congrégation, Calfo eut la vision fugitive d'un épais tapis de billets verts, qui aboutirait au Castel San Angelo. Catzinger croyait être au courant de tout, mais il ignorait l'essentiel. Lui seul, Alessandro Calfo, petit pauvre devenu recteur de la Société Saint-Pie V, lui seul possédait une vue d'ensemble.

Lui seul saurait être efficace. Même s'il fallait employer les mêmes moyens, qui ont valu aux Templiers de brûler vifs dans l'Europe du XIVe siècle.

Sans le savoir peut-être, Philippe le Bel et Nogaret avaient alors sauvé l'Occident. C'est à lui aujourd'hui, et à la Société Saint-Pie V, que revenait cette redoutable mission.

1 Évêque sans diocèse.

2 « Qu'il soit élevé à une charge honorifique pour être déchargé de son poste. »

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