61.

– Il y a ce matin une cérémonie de béatification : nous ne pourrons pas passer par la place Saint-Pierre, faisons le tour.

Absorbé chacun dans ses pensées, les deux hommes empruntèrent le Borgo Santo Spirito et revinrent vers la Cité du Vatican par le Castel San Angelo, qui avait d'abord été mausolée de l'empereur Hadrien avant de devenir forteresse et prison papale. Nil acceptait mal ces lourds silences qui s'installaient entre eux depuis son arrivée à Rome.

Leeland prit enfin la parole :

– Je ne te comprends pas : tu n'es pas sorti de ton monastère depuis des années, et ici tu vis comme un reclus. Tu as tant aimé Rome quand nous y étions étudiants, profites-en un peu, va visiter quelques musées, revoir les personnes que tu as connues autrefois... Tu te comportes comme si tu avais transplanté ton cloître au milieu de la ville !

Nil leva la tête vers son compagnon.

– En rentrant au monastère, j'ai choisi la solitude au sein d'une communauté universelle, l'Église catholique. Regarde cette foule, qui semble si heureuse d'une nouvelle canonisation ! J'ai longtemps cru qu'ils étaient ma famille, remplaçant celle qui m'avait rejeté. Maintenant, je sais que ma recherche sur l'identité de Jésus m'exclut de cette famille d'adoption. On ne remet pas impunément en cause les fondements d'une religion, sur laquelle s'appuie toute une civilisation ! J'imagine que le treizième apôtre, quand il s'est opposé aux Douze, a dû connaître semblable solitude. Je n'ai plus qu'un ami, ce Jésus dont je cherche à percer le mystère.

Il ajouta, dans un souffle :

– Et toi, bien sûr.

Ils longeaient maintenant les hautes murailles de la Cité du Vatican. L'Américain plongea la main dans une de ses poches, et en sortit deux petits cartons roses.

– J'ai une surprise pour toi. J'ai reçu deux invitations pour un concert de Lev Barjona à l'Académie Sainte-Cécile de Rome : c'est juste avant Noël. Je ne te donne pas le choix, tu viendras avec moi.

– Qui est ce Lev Barjona ?

– Un pianiste israélien célèbre, que j'ai connu là-bas quand il était élève d'Arthur Rubinstein : c'est aux pieds du maître que nous nous sommes liés d'amitié. Un homme étonnant, qui a eu une vie hors du commun. Il ajoute gentiment à son invitation un petit mot personnel, en précisant que le second billet est pour toi. Il jouera le Troisième Concerto de Rachmaninov, dont il est le meilleur interprète actuel.

Ils pénétraient dans la Cité du Vatican.

– Je serais ravi, dit Nil, j'aime Rachmaninov et n'ai pas assisté à un concert depuis très longtemps, ça me changera les idées.

Soudain, il s'arrêta net et fronça les sourcils.

– Mais... comment se fait-il que ton ami t'ait envoyé un deuxième billet à mon intention ?

Leeland eut l'air surpris par cette remarque, et s'apprêtait à répondre, quand ils durent s'écarter : une luxueuse limousine officielle passait juste devant eux. À l'intérieur, ils aperçurent la robe pourpre d'un cardinal. La voiture ralentit pour franchir le porche du Belvédère, et Nil saisit brusquement le bras de l'Américain.

– Rembert, regarde l'immatriculation de cette voiture !

– Eh bien ? S.C.V., Sacra Civitas Vaticani, c'est une plaque du Vatican. Ici, tu sais, on en voit passer tous les jours.

Nil restait cloué au milieu de la cour du Belvédère.

– S.C.V. ! Mais ce sont les trois lettres qu'Andrei a notées sur son agenda, juste avant le mot « templiers » ! Depuis des jours, je me creusais la tête pour savoir ce qu'elles signifient : comme elles étaient suivies d'une cote Dewey incomplète, j'étais convaincu qu'elles désignent une bibliothèque, quelque part dans le monde. Rembert, je crois que je viens de comprendre ! S.C.V. suivi de quatre chiffres, c'est l'emplacement d'une série d'ouvrages dans l'une des bibliothèques de la Sacra Civitas Vaticani, le Vatican. J'aurais dû y penser : Andrei était un incorrigible fouineur. À la bibliothèque de San Girolamo il a trouvé un texte rare d'Origène, mais c'est ici même qu'il faut chercher le second ouvrage qu'il a noté sur son calepin.

Nil leva la tête vers l'imposant édifice.

– Là-dedans, caché quelque part, se trouve un livre qui me permettra peut-être d'en savoir un peu plus sur l'épître du treizième apôtre. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas, Rembert : qu'est-ce que les templiers viennent faire dans cette histoire ?

Leeland ne l'écoutait plus. Pourquoi Lev Barjona lui avait-il envoyé deux billets d'invitation ?

Machinalement, il composa le code d'entrée de la réserve de la Vaticane.



Au moment où retentissait la sonnerie, Breczinsky saisit nerveusement le coude de son interlocuteur.

– C'est certainement eux, je n'attends personne d'autre ce matin. Si vous sortez par-devant, vous allez les croiser. La réserve possède un escalier qui mène directement à la Bibliothèque vaticane : je vais vous conduire, faites vite, ils vont arriver.

Vêtu d'une stricte soutane, Antonio jeta un regard au Polonais, dont le visage blafard trahissait l'affolement. Cela avait été facile : au bout de quelques instants d'entretien dans son bureau, Breczinsky avait comme fondu devant lui. Le cardinal connaissait bien l'âme humaine : il suffisait de savoir trouver la blessure secrète, et d'appuyer dessus.

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