7.

Toute cette matinée – depuis que le gendarme l'avait ramené à l'abbaye – Nil l'avait passée prostré sur son tabouret, sans ouvrir son dossier en cours sur les circonstances de la mort de Jésus. La cellule d'un moine ne comporte pas de chaise, sur laquelle il pourrait appuyer son dos et rêvasser. C'est pourtant ce que faisait Nil, envahi par le passé. Silencieuse, l'abbaye était comme noyée dans du coton : on venait de suspendre tous les cours du scolasticat, jusqu'aux obsèques du père Andrei. Encore une heure avant la messe conventuelle.

Andrei... Le seul à qui il pouvait parler de ses recherches. Qui semblait comprendre, et parfois même devancer ses conclusions :

– Vous ne devez jamais craindre la vérité, Nil : c'est pour la trouver, pour savoir, que vous êtes entré dans cette abbaye. La vérité fera de vous un solitaire, elle pourrait même causer votre perte : n'oubliez jamais que c'est elle qui a mené Jésus à la mort, et d'autres après lui. Moi, je l'ai approchée dans les manuscrits que je décrypte depuis quarante ans. Comme très peu de gens peuvent me suivre dans ma spécialité, et comme je ne parle jamais de mes conclusions, on me fait confiance. Vous, c'est dans les Évangiles eux-mêmes que vous avez découvert... certaines choses. Prenez garde : si ces choses ont été longtemps plongées dans les oubliettes de l'Église, c'est qu'il est dangereux d'en parler ouvertement.

– L'Évangile selon saint Jean est au programme du scolasticat cette année. Je ne peux pas éluder la question : qui était son auteur ? Quel rôle a joué le mystérieux disciple bien-aimé dans le complot, et la période cruciale qui a suivi la mort de Jésus ?

Fils d'émigrés russes converti au catholicisme, son prodigieux don pour les langues avait fait d'Andrei le responsable des trois bibliothèques de l'abbaye, poste sensible, réservé à un homme de confiance. Quand il souriait, il ressemblait à un vieux starets.

– Mon ami... Depuis l'origine cette question est éludée. Et vous commencez à comprendre pourquoi, n'est-ce pas ? Alors faites comme ceux qui vous ont précédé : ne dites pas tout ce que vous savez. Vos étudiants du scolasticat ne le supporteraient pas... et dans ce cas, je craindrais pour vous !

Andrei avait raison. Depuis trente ans, l'Église catholique connaissait une crise sans précédent. Les laïcs désertaient pour rejoindre les sectes ou le bouddhisme, un profond malaise traversait le peuple chrétien. On ne trouvait plus de professeurs sûrs pour enseigner la saine doctrine dans des séminaires d'ailleurs dépeuplés.

Rome alors décida de regrouper le noyau dur des séminaristes restants dans une école monastique, un scolasticat comme au temps du Moyen Âge. Une vingtaine, confiés à l'abbaye et à l'enseignement de ses érudits. Les moines avaient choisi de fuir ce monde pourri ? Ils fourniraient aux jeunes du scolasticat la cuirasse des vérités indispensables à leur survie.

Au père Nil on confia l'enseignement de l'exégèse, c'est-à-dire l'explication des Évangiles. Ce n'était pas vraiment un spécialiste des langues anciennes ? Il travaillerait en collaboration avec le père Andrei, qui lisait le copte, le syriaque et bien d'autres langues mortes à livre ouvert.

De collaborateurs, ces deux solitaires devinrent amis : ce que la vie monastique rendait difficile, l'amour des textes anciens l'avait réalisé.

Ce seul ami, Nil venait de le perdre dans des circonstances tragiques. Et cette mort le remplissait d'angoisse.



Au même moment, une main nerveuse composait un numéro international commençant par le 390, la ligne privée (et hautement confidentielle) de l'État du Vatican. Son annulaire était cerclé d'une bague ornée d'une opale très simple : l'archevêque de Paris se devait de donner l'exemple de la modestie.

– Pronto ?

À l'ombre de la coupole de Michel-Ange, c'est une main aux ongles soigneusement manucurés qui décrocha. Sa bague épiscopale était surmontée d'un jaspe vert curieux : un losange asymétrique, enchâssé dans une monture d'argent ciselé dont il formait comme le couvercle. Un bijou de grande valeur.

– Bonjour, monseigneur, ici l'archevêque de Paris... Ah, vous alliez justement m'appeler ?... Oui, une histoire très regrettable, vraiment – mais... vous êtes déjà au courant ?

« Comment est-ce possible ? L'accident a eu lieu cette nuit même. »

– Discrétion totale ? Ce sera difficile, l'enquête est confiée au Quai des Orfèvres, il semble qu'elle soit de nature criminelle... Le cardinal ? En effet, je comprends... Suicide, n'est-ce pas ? Oui... enfin cela m'est pénible, le suicide est un péché contre lequel la miséricorde divine a toujours été impuissante. Vous dites... laisser Dieu décider de cette question ?

L'archevêque éloigna l'écouteur, le temps d'un sourire. Au Vatican, on donne volontiers des ordres à Dieu.

– Allô ? Oui, je vous entends... Le moment de faire jouer mes relations ? Bien sûr, nous sommes en excellents termes avec le ministère de l'Intérieur. Bon... Eh bien, je vais m'en occuper. Rassurez le cardinal, il s'agira bien d'un suicide, et l'affaire sera classée. Arrivederci, monsignore !

Il prenait toujours grand soin de ne pas gaspiller son crédit auprès du gouvernement. En quoi la mort d'un moine, un inoffensif érudit, pouvait-elle justifier une requête de classement sans suite ? L'archevêque de Paris poussa un soupir. On ne discute pas un ordre venant de Mgr Calfo, surtout quand il le transmet à la demande explicite du cardinal-préfet.

Il appela son standard :

– Voulez-vous me mettre en communication avec le ministre de l'Intérieur ? Merci, j'attends...

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