31.



Jérusalem, an 48

– Merci d'être venu si vite, Iakôv.

Le disciple bien-aimé donnait à Jacques son nom familier, en hébreu. Le soleil couchant éclairait l'impluvium de sa maison d'une lumière fauve, ils étaient seuls. Le frère de Jésus avait retiré ses phylactères, mais était enveloppé dans son châle de prière. Il semblait effrayé.

– Paul est retourné hier à Antioche, le premier concile de l'Église a failli mal se terminer : j'ai dû imposer un compromis, Pierre en est sorti très diminué. Il te hait, comme il me hait.

– Pierre n'est pas un méchant homme. La rencontre de Jésus l'a brutalement mis en face de sa destinée de pauvre : il refuse de revenir en arrière, et déteste tous ceux qui pourraient lui ravir la première place.

– Je suis le frère de Jésus : si l'un de nous deux doit s'effacer, ce sera lui. Il faudra qu'il aille installer ailleurs le siège de sa primauté !

– Il ira, Jacques, il ira. Quand Paul aura mis en place la nouvelle religion dont il rêve, le projecteur se déplacera de Jérusalem à Rome. La course pour le pouvoir ne fait que commencer.

Jacques baissa la tête.

– Depuis qu'il a assassiné en public Ananie et Saphire, Pierre n'est plus armé, mais certains de ses fidèles le sont. Je les ai entendus hier, ils considèrent que tu es un homme du passé, que tu t'opposes à ceux qui sont porteurs d'avenir. Il ne peut pas y avoir de treizième apôtre, tu le sais : ta vie est en danger. Tu ne peux pas rester à Jérusalem.

– Le meurtre d'Ananie et de sa femme, c'était il y a bien longtemps, et c'était une question d'argent. Désormais, de toutes les Églises d'Asie, l'argent afflue à Jérusalem.

– Ce n'est pas une question d'argent : tu remets en cause tout ce pour quoi ils luttent. Avec Judas, tu étais le disciple que mon frère Jésus préférait. Nous savons comment Pierre a supprimé Judas, comment il élimine les obstacles sur son chemin. Si tu disparais comme l'Iscariote, avec toi disparaîtra tout un pan de la mémoire. Tu dois t'enfuir, vite, et c'est peut-être la dernière fois que nous nous voyons : aussi, je t'en supplie, dis-moi à quel endroit les esséniens ont enterré le corps de Jésus. Dis-moi où se trouve son tombeau !

Cet homme n'avait ni l'ambition de Pierre ni le génie de Paul : ce n'était qu'un juif ordinaire, qui demandait des nouvelles de son frère. Il lui répondit avec chaleur :

– J'ai vécu avec Jésus beaucoup moins longtemps que toi, Iakôv. Mais ce que j'ai compris de lui, aucun de vous ne peut le comprendre. Toi, parce que tu es viscéralement attaché au judaïsme. Paul, parce qu'il côtoie depuis toujours les dieux païens de l'Empire, et qu'il rêve de leur substituer une nouvelle religion, basée sur un Christ reconstruit à sa manière. Jésus n'appartient à personne, mon ami, ni à tes partisans ni à ceux de Paul. Il repose maintenant au désert. Le désert seul peut protéger son cadavre des vautours juifs ou grecs de la nouvelle Église. C'était l'homme le plus libre que j'aie connu : il voulait remplacer la loi de Moïse par une nouvelle loi, écrite non plus sur des tables mais dans le cœur de l'homme. Une loi sans autre dogme que celui de l'amour.

Jacques se rembrunit. On ne touche pas à la loi de Moïse, c'est l'identité même d'Israël. Il préféra changer de sujet.

– Tu dois partir. Et emmener loin d'ici ma mère Marie : elle semble si heureuse auprès de toi...

– Nous avons beaucoup d'affection l'un pour l'autre, et je vénère la mère de Jésus : l'avoir à mes côtés est une joie de chaque instant. Tu as raison, je n'ai plus ma place ni à Jérusalem ni à Antioche : je vais partir. Dès que je saurai où je peux dresser ma tente de nomade, je ferai venir Marie auprès de moi. En attendant, Iokhanân nous servira de lien. Pour lui, elle est un peu comme une deuxième mère.

– Où penses-tu aller ?



Le disciple bien-aimé regarda autour de lui. L'ombre envahissait maintenant l'impluvium, mais la fenêtre de la salle haute était encore éclairée par le soleil couchant. C'était la salle du dernier repas avec Jésus, il y avait dix-huit ans. Il fallait quitter ce lieu, qui n'était plus qu'une illusion. Chercher la réalité là où Jésus l'avait lui-même trouvée.

– J'irai vers l'est, vers le désert : c'est en séjournant au désert que Jésus a accompli sa transformation, c'est là qu'il a compris quelle était sa mission. Je l'ai souvent entendu dire, en souriant, qu'il y était entouré de bêtes sauvages et qu'elles avaient respecté sa solitude.

Il regarda le frère de Jésus bien en face.

– Le désert, Jacques... C'est peut-être désormais la seule patrie des disciples de Jésus le nazôréen. Le seul endroit où ils soient chez eux.

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