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Paris, 18 mars 1314

– Une dernière fois, nous t'adjurons d'avouer : as-tu rejeté la divinité du Christ ? Nous diras-tu ce que signifie le rituel impie de votre admission dans ton Ordre ?

À la pointe de l'île de la Cité, le grand-maître du Temple Jacques de Molay avait été hissé sur un tas de fagots. Les mains liées sous son manteau blanc frappé de la croix rouge, il faisait face à Guillaume de Nogaret, chancelier et âme damnée du roi Philippe IV le Bel. Le peuple de Paris s'était massé sur les deux rives de la Seine : le grand-maître allait-il se rétracter au dernier moment, privant ainsi les badauds d'un spectacle de choix ? Le bourreau, jambes écartées, tenait dans sa main droite une torche enflammée, et n'avait plus qu'un geste à faire.

Jacques de Molay ferma un instant les yeux, et rappela à lui toute la mémoire de son Ordre. C'était presque deux siècles plus tôt, en 1149. Non loin de ce bûcher où il allait mourir.



Le lendemain du passage à Paris du chevalier Esquieu de Floyran, le grand-maître Robert de Craon avait convoqué en urgence un chapitre extraordinaire de l'ordre du Temple.

Devant les frères assemblés, il avait lu à voix haute l'épître du treizième apôtre, dans la copie qui venait miraculeusement de lui parvenir. Elle fournissait la preuve indiscutable que Jésus n'était pas Dieu. Son corps n'était jamais ressuscité, mais avait été enterré par les esséniens, quelque part aux confins du désert d'Idumée. L'auteur de cette lettre disait qu'il rejetait le témoignage des Douze et l'autorité de Pierre, accusé d'avoir accepté la divinisation de Jésus pour conquérir le pouvoir.

Pétrifiés, les templiers l'avaient écouté dans un silence de mort. L'un d'entre eux s'était levé et avait dit d'une voix sourde :

– Frères, tous ici nous avons vécu pendant des années au contact de nos ennemis musulmans. Chacun sait que leur Coran rejette la divinité de Jésus, en des termes exactement semblables à cette lettre apostolique, et que c'est la raison principale de leur acharnement contre les chrétiens. Il faut porter cette épître à la connaissance de la chrétienté, pour que soit enfin reconnue la véritable identité de Jésus : cela mettra fin pour toujours à la guerre impitoyable qui oppose les successeurs de Muhammad au successeur de Pierre. Alors seulement pourront vivre paisiblement ensemble ceux qui confesseront d'une même voix que Jésus, le fils de Joseph, n'était pas un dieu mais un homme exceptionnel et un guide inspiré !

Robert de Craon pesa soigneusement les termes de sa réponse : jamais, dit-il aux frères assemblés, jamais l'Église ne renoncerait à son dogme fondateur, source d'un pouvoir universel. Il avait un autre projet, qui fut adopté après une longue délibération.



Dans les décennies qui suivirent, la richesse des templiers s'accrut de façon prodigieuse. Il suffisait au grand-maître de rencontrer un prince ou un évêque, pour qu'immédiatement affluent les donations en terres ou en métal précieux. C'est que les successeurs de Robert de Craon faisaient valoir un argument indiscutable.

– Donnez-nous les moyens de remplir notre mission, disaient-ils, ou bien nous publions un document apostolique en notre possession, qui vous détruira en anéantissant la chrétienté dont vous tirez votre pouvoir et toutes vos richesses.

Les rois, les papes eux-mêmes payèrent, et d'opulentes commanderies templières sortirent partout de terre. Un siècle plus tard, les templiers servaient de banquiers à toute l'Europe : l'épître du treizième apôtre était devenue la vanne d'un fleuve d'or, coulant dans les coffres des chevaliers.

Mais la source d'une telle richesse, objet de toutes les convoitises, était à la merci d'un vol : il fallait mettre ce fragile morceau de tissu en lieu sûr. La personne du grand-maître, continuateur du treizième apôtre et qui tenait tête comme lui à la chrétienté fondée par Pierre, sa personne physique était devenue intouchable. L'un d'eux se souvint de la façon dont les prisonniers orientaux dissimulent leur argent, en le plaçant dans un tube métallique qu'ils glissent dans leurs entrailles et conservent ainsi sur eux, à l'abri de tout larcin. Il fit confectionner un étui en or, y plaça la copie de l'épître soigneusement roulée, l'introduisit en lui et la transporta désormais dans l'intimité de sa personne, devenue doublement sacrée.

Pour que nul ne soupçonne le secret attaché à l'épître, il fallait que toute trace, même la plus minime, en soit effacée. Le sénéchal de la commanderie de Patay entendit parler d'une inscription gravée dans l'église de Germigny, qui se trouvait alors sur ses terres. Un moine érudit prétendait que cette inscription contenait un sens caché, glissé dans la façon remarquable dont le texte du Symbole de Nicée avait été transcrit. Il se disait capable de déchiffrer ce code.

Le sénéchal convoqua le moine, et s'enferma avec lui dans l'église de Germigny. Quand il en ressortit, il avait la mine grave, et fit incontinent conduire le moine sous escorte à sa commanderie de Patay.

Le moine érudit y mourut le lendemain. La dalle fut immédiatement recouverte d'une couche d'enduit, et sa mystérieuse inscription disparut des yeux comme de la mémoire du peuple.



Le rituel d'admission dans l'ordre des Templiers comporta désormais un geste curieux, que les novices accomplissaient religieusement : pendant la messe et avant de recevoir leur grand manteau blanc, chacun devait s'agenouiller devant le grand-maître et baisser d'abord le bas de son dos, puis son ventre.

Sans le savoir, le nouveau frère vénérait ainsi l'épître du treizième apôtre, partout pourchassée par la haine de l'Église qu'elle mettait en péril. Contenue maintenant dans les entrailles du grand-maître, qui ne l'extrayait de son étui précieux que pour obtenir sous la menace encore plus de terres, encore plus d'or.

Le trésor des templiers gisait dans les caves de multiples commanderies. Mais la source de ce trésor, sa source inépuisable, était transmise par chaque grand-maître à son successeur, qui la protégeait du rempart de son propre corps.



Sur le bûcher, Jacques de Molay releva la tête. Ils lui avaient fait subir la torture de l'eau, du feu et des étirements, mais ils n'avaient pas fouillé ses entrailles. D'une simple contraction, il pouvait sentir au plus intime de lui-même la présence de l'étui d'or : l'épître disparaîtrait avec lui, l'unique arme des templiers contre les rois et les prélats d'une Église devenue indigne de Jésus. D'une voix étonnamment forte, il répondit à Guillaume de Nogaret :

– C'est sous la torture que certains de nos frères ont avoué les horreurs dont tu m'accuses. À la face du ciel et de la terre, je jure maintenant que tout ce que tu viens de dire des crimes et de l'impiété des templiers n'est que calomnie. Et nous méritons la mort pour n'avoir pas su résister à la souffrance infligée par les inquisiteurs.

Avec un sourire de triomphe, Nogaret se tourna vers le roi. Debout dans la loggia royale qui surplombait la Seine, Philippe leva la main : à l'instant même le bourreau abaissa son bras, plongeant la torche vive dans les fagots du bûcher.



Les flammèches volaient dans l'air jusqu'aux tours de Notre-Dame. Jacques de Molay eut encore la force de crier :

– Pape Clément, roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à comparaître devant le tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Soyez maudits, vous et ceux qui viendront après vous !

Le bûcher s'effondra sur lui-même, dans une explosion d'étincelles. La chaleur était telle qu'elle atteignit les berges de la Seine.

À la fin du jour, le curé de Notre-Dame vint prier sur les restes fumants du bûcher. Les archers avaient déserté le lieu, il se trouva seul et s'agenouilla. Puis sursauta : devant lui, au milieu des cendres chaudes, un objet brillait dans la lumière du soleil couchant. À l'aide d'une branche, il le ramena à lui : c'était une pépite d'or, de l'or fondu par la chaleur du brasier, luisante, en forme de larme.

Tout ce qui restait de l'étui qui avait contenu l'épître du treizième apôtre, tout ce qui restait du dernier grand-maître du Temple : tout ce qui restait du véritable trésor des templiers.

Comme beaucoup, le curé savait que les templiers étaient innocents, que leur mort atroce était en fait un martyre : avec dévotion, il posa les lèvres sur la larme d'or, qui lui parut brûlante encore qu'elle ne fût que tiède. C'était la relique d'un saint, l'égal de tous ceux qui ont donné leur vie pour la mémoire de Jésus. Il la confia à l'envoyé du pape Clément, lequel mourut dans l'année.

Après un périple hasardeux, la larme d'or tomba plus tard aux mains d'un recteur de la Société Saint-Pie V. Qui réussit à en connaître la signification, tous les templiers n'ayant pas péri au début du XIVe siècle : rien n'est plus difficile à supprimer que la mémoire.

Ce témoin indirect de la rébellion du treizième apôtre contre l'Église dominante, il le garda précieusement parmi les trésors de la Société.

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