83.

Moktar s'était accordé une grasse matinée : pour la première fois il n'avait plus besoin d'être à son poste dès l'aube, écouteurs aux oreilles, guettant la moindre conversation dans le studio du dessus.

Il ne vit donc pas Leeland quitter précipitamment l'immeuble de la via Aurelia, hésiter un instant puis se diriger vers l'arrêt des bus pour la via Salaria. Très agité, l'Américain guetta le premier véhicule et s'engouffra dedans.



Nil repoussa la feuille sur sa table : se fiant à sa mémoire, il venait de mettre par écrit la lettre du treizième apôtre, qu'il avait mémorisée sans mal. Avec le pape, il serait le seul à savoir qu'un tombeau contenant les restes de Jésus se trouvait quelque part dans le désert, entre Jérusalem et la mer Rouge. Il ouvrit sa sacoche, et glissa la feuille à l'intérieur.

Sa valise serait vite faite, il garderait la sacoche à la main. Et prendrait pour Paris le train de nuit, qui n'était jamais plein à cette époque de l'année. Quitter le monastère fantôme de San Girolamo était pour lui un soulagement : une fois à Saint-Martin, il cacherait ses papiers les plus compromettants et s'établirait au désert. Comme le treizième apôtre, autrefois.

Il lui restait l'essentiel : la personne de Jésus, ses gestes et ses paroles. Dans un désert, il n'avait pas besoin d'autre nourriture pour survivre.

Il fut très étonné d'entendre frapper à la porte de sa cellule. C'était le père Jean – lui aussi, il ne le regretterait pas. L'intarissable bavard avait l'œil brillant.

– Mon père, Mgr Leeland vient d'arriver et désire vous voir.

Nil se leva pour accueillir son ami. L'étudiant enjoué avait fait place à un homme traqué, qui entra brusquement et s'affala sur la chaise que lui tendait Nil.

– Que se passe-t-il, Remby ?

– Mon studio de la via Aurelia est sous écoute depuis ton arrivée, Catzinger et ses hommes sont au courant de tout ce que nous nous sommes dit. Et d'autres qu'eux, encore plus dangereux. Pour des raisons différentes, ils ne veulent pas entendre parler de nous.

Sous le choc, Nil se laissa à son tour tomber dans un fauteuil.

– Je rêve, ou tu fais une crise de paranoïa ?

– Je viens de recevoir la visite de Lev Barjona, qui m'a mis au courant très brièvement, mais sans équivoque. Il m'a dit qu'il le faisait par amitié, je ne doute pas un instant de lui. Tout cela nous dépasse, Nil. Ta vie est en danger, la mienne aussi.

Nil enfouit son visage dans ses mains. Quand il le releva, il fixa sur Leeland deux yeux où tremblaient des larmes.

– Je le savais, Remby, je l'ai su dès le début, dès qu'Andrei m'a mis en garde. C'était au monastère, dans l'apparente paix immuable d'un cloître protégé par son silence. Je l'ai su quand j'ai appris sa mort, quand je suis allé reconnaître son corps disloqué sur le ballast du Rome express. Je l'ai su quand l'Histoire m'a rejoint, dans son horrible réalité, avec Breczinsky et certaines confidences qu'il m'a faites. Jamais je n'ai eu peur de ce que je découvrais. Ma vie est menacée ? Je suis le dernier sur une très longue liste, qui commence au moment où le treizième apôtre a refusé la manipulation de la vérité.

– La vérité ! Il n'y a qu'une seule vérité, c'est celle dont les hommes ont besoin pour installer et conserver leur pouvoir. La vérité d'un amour très pur entre moi et Anselm n'est pas la leur. La vérité que tu as découverte dans les textes n'est pas vraie, puisqu'elle contredit leur vérité.

– Jésus disait : « La vérité vous rendra libre. » Je suis libre, Remby.

– Tu ne l'es que si tu disparais, et que ta vérité disparaît avec toi. Les philosophes que tu aimes tant enseignent que la vérité est une catégorie de l'être, qu'elle subsiste en elle-même comme la bonté et la beauté de l'être. Eh bien c'est faux, et je suis venu te le dire. L'amour qui nous unissait, Anselm et moi, était bon et beau : il n'était pas conforme à la vérité de l'Église, donc il n'était pas vrai. Ta découverte du visage de Jésus contredit la vérité de la chrétienté : donc tu as tout faux, l'Église ne tolère pas une vérité autre que la sienne. Les juifs et les musulmans non plus.

– Que peuvent-ils contre moi ? Que peut-on contre un homme libre ?

– Te tuer. Tu dois te cacher, quitter Rome immédiatement.



Il y eut un silence, troublé seulement par le piaillement des oiseaux dans les roseaux du cloître. Nil se leva, et alla à la fenêtre.

– Si tu dis vrai, je ne peux plus retourner dans mon monastère, où le désert serait peuplé de hyènes. Me cacher ? Où ça ?

– J'y ai pensé en chemin. Tu te souviens du père Calati ?

– Le supérieur des camaldules ? Bien sûr, nous l'avons eu ensemble comme professeur à Rome. Un homme merveilleux.

– Va à Camaldoli, demande-lui de te recevoir. Ils ont des ermitages disséminés dans les Abruzzes, tu y trouveras un désert selon ton cœur. Fais vite. Tout de suite.

– Tu as raison, les camaldules ont toujours été très hospitaliers. Mais toi ?

Leeland ferma un instant les yeux.

– Ne t'inquiète pas pour moi. Ma vie est finie, depuis le jour où j'ai compris que l'amour prêché par l'Église pouvait n'être qu'une idéologie comme une autre. Tes découvertes, auxquelles je me suis trouvé associé sans l'avoir cherché, n'ont fait que confirmer mon sentiment : l'Église n'est plus ma mère, elle rejette l'enfant que j'ai été parce que j'ai aimé autrement qu'elle. Je vais rester à Rome, le désert des Abruzzes n'est pas pour moi. Mon désert est intérieur, depuis mon départ forcé des États-Unis.

Il se dirigea vers la porte.

– Ta valise sera vite bouclée. Je vais descendre, demander au père Jean de me faire visiter la bibliothèque, pour l'éloigner de la porterie. Pendant ce temps sors discrètement du monastère, prends un bus pour la Stazione Termini et saute dans le premier train pour Arezzo. J'ai confiance en Calati, il te mettra en sécurité. Cache-toi dans un ermitage des camaldules et écris-moi dans deux ou trois semaines : je te dirai si tu peux revenir à Rome.

– Que vas-tu faire ?

– Je suis déjà mort, Nil, ils ne peuvent plus rien contre moi. Ne t'inquiète pas : tu as quelques minutes pour quitter San Girolamo sans te faire repérer. À bientôt, ami : la vérité a fait de nous des hommes libres, tu avais raison.

Le père Jean fut surpris de l'intérêt soudain que Rembert Leeland semblait porter à la bibliothèque, réputée pour être un fouillis. Tandis que l'Américain lui posait des questions qui prouvaient sa totale incompétence en matière de sciences historiques, Nil, sa valise à la main droite, se glissa dans le bus qui passe via Salaria Nuova et dessert la gare centrale de Rome.

De sa main gauche, il ne lâchait pas une sacoche qui semblait son plus précieux trésor.

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