93.

Au cœur de la nuit, Nil fut réveillé par un bruit inhabituel, et alluma une bougie. Allongé sur sa paillasse, les yeux fermés, le vieil ermite râlait doucement.

– Père, vous vous sentez mal ? Il faut aller chercher Beppo, il faut...

– Laisse, mon fils. Il faut seulement que je quitte le rivage pour aller en eaux profondes, et le moment est arrivé.

Il ouvrit les yeux, et enveloppa Nil d'un regard d'immense bonté.

– Tu resteras ici, c'est la place prévue pour toi de toute éternité. Comme l'a fait le disciple bien-aimé, tu pencheras ta tête vers Jésus, pour écouter. Ton cœur seul pourra l'entendre, mais il s'éveille de jour en jour. Écoute, et ne fais rien d'autre : lui te mènera sur le chemin. C'est un guide très sûr, tu peux lui accorder toute ta confiance. Des hommes t'ont trahi : lui, jamais ne te trahira.

Il fit un dernier effort :

– Beppo... occupe-toi de lui, c'est le fils que je te confie. Il est pur comme l'eau qui coule de cette montagne.



Au matin, la crête s'éclaira sur le versant opposé. Quand les flammes du soleil enveloppèrent l'ermitage, le vieil ermite murmura le nom de Jésus, et cessa de respirer.

Le jour même, Nil et Beppo l'enterrèrent sur un aplomb de la falaise, qui ressemblait peut-être – pensa Nil – à celles qui surplombent Qumrân. En silence, ils revinrent à l'ermitage.

Parvenus sur la petite terrasse, Beppo saisit le bras de Nil immobile, inclina sa tête devant lui, et doucement posa la main du moine sur la toison de ses cheveux bouclés.



Les jours suivaient les jours, et les nuits les nuits. Immobile, le temps semblait prendre une autre dimension. La mémoire de Nil n'était pas encore guérie, mais il ressentait de moins en moins l'angoisse qui l'avait oppressé pendant ces jours terribles, passés à traquer l'illusion de la vérité.

La vérité ne se trouvait pas dans l'épître du treizième apôtre, ni dans le quatrième Évangile. Elle n'était contenue dans aucun texte, aussi sacré qu'il fût. Elle était au-delà des mots imprimés sur du papier, des mots prononcés par des bouches humaines. Elle était au cœur du silence, et le silence lentement prenait possession de Nil.

Beppo avait reporté sur lui l'adoration qu'il manifestait de son vivant au vieil ermite. Quand il venait, toujours à l'improviste, ils s'asseyaient sur le rebord de la terrasse ou devant le feu de l'âtre. Doucement, Nil lui lisait l'Évangile et lui racontait Jésus, comme le treizième apôtre l'avait fait pour Iokhanân, autrefois.

Un jour, pris par une inspiration subite, il traça sur le front, les lèvres et le cœur du jeune homme une croix immatérielle. Spontanément, Beppo lui montra sa langue, qu'il effleura également du signe de mort et de vie.

Le lendemain, Beppo vint très tôt le matin. S'assit sur la paillasse, regarda Nil de ses yeux tranquilles, et murmura, dans un souffle malhabile :

– Père... père Nil ! Je... je veux apprendre à lire. Pour pouvoir étudier l'Évangile tout seul.

Beppo parlait. De l'abondance de son cœur, il parlait.



La vie de Nil en fut un peu modifiée. Désormais, Beppo venait le voir presque tous les jours. Ils prenaient place devant la fenêtre, et sur la table minuscule Nil ouvrait le livre. En quelques semaines, Beppo fut capable de le lire, trébuchant seulement sur les mots compliqués.

– Tu peux toujours prendre l'Évangile de Marc, lui disait Nil. C'est le plus simple, le plus limpide, le plus proche de ce que Jésus a dit et a fait. Un jour, plus tard, je t'apprendrai le grec. Tu verras, ce n'est pas si difficile, et en le lisant à voix bien haute tu entendras ce que les premiers disciples de Jésus disaient de lui.

Beppo le fixa gravement.

– Je ferai ce que tu me dis : tu es le père de mon âme.

Nil sourit. Le treizième apôtre, lui aussi, avait dû être le père de leur âme pour les nazôréens s'enfuyant devant la toute première Église.

– Il n'y a qu'un seul père de ton âme, Beppo. Celui qui n'a aucun nom, que nul ne peut connaître, dont nous ne savons rien si ce n'est que Jésus l'appelait abba : papa.

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