78.

Il se tenait devant un long boyau voûté, vivement éclairé. Le mur de droite était nu, en pierre apparente : Nil passa la main sur sa surface, et reconnut immédiatement la technique de taille. Ce n'était pas les poinçons des maçons du Moyen Âge, ni les traits de scie de l'époque récente. Les traces régulières de coups de ciseau et leur espacement étaient la signature des tailleurs de pierre de la Renaissance.

Le long du mur de gauche, des épis étaient alignés jusqu'au fond. Des étagères, certaines sculptées avec recherche – les plus anciennes. D'autres, simplement en bois brut, avaient dû être rajoutées au fil des siècles selon les besoins du rangement.

Le rangement... Au premier coup d'œil, Nil se rendit compte qu'aucun classement rationnel n'avait été adopté. Des caisses, des boîtes, des cartons, des piles de dossiers étaient empilés sur les étagères. « Pourquoi introduire de l'ordre en enfer ? Rien ne sortira jamais d'ici. »

Il fit un pas en avant, pour apercevoir le fond du boyau : une cinquantaine de mètres. Des dizaines d'épis, des milliers de documents : mettre la main sur une aiguille dans cette botte de foin, en une heure de temps... c'était impossible. Pourtant Andrei avait trouvé ici quelque chose, Nil en était convaincu, cela seul expliquait sa fuite et sa mort. Il avança dans l'allée, scrutant les épis sur sa gauche.

Aucun rangement, mais des pancartes clouées sur le champ des étagères, un mélange d'élégante calligraphie à l'ancienne ou d'écritures plus modernes. Il lui sembla que le temps s'abolissait.

Cathares... Procès des templiers – tout un épi. Savonarole, Jean Huss, Affaire Galilée, Giordano Bruno, Sacerdoti renegati francesi – la liste des prêtres jureurs, condamnés par Rome comme apostats en 1792. Corrispondenza della S.S. con Garibaldi... Toute l'histoire secrète de l'Église, en lutte contre ses ennemis. Soudain, Nil s'arrêta : un épi rempli de cartons d'allure récente portait une seule étiquette : Opération Ratlines.

Oubliant pourquoi il était là, Nil pénétra dans la travée et ouvrit au hasard un carton : c'était la correspondance de Pie XII avec Draganovich, l'ancien prêtre devenu chef des oustachis, les nazis croates auteurs d'atrocités pendant la guerre. Il ouvrit d'autres cartons : des fiches d'identité de criminels nazis célèbres, des bordereaux de passeports du Vatican établis à leur nom, des reçus de sommes considérables. L'opération Ratlines était l'appellation codifiée de la filière qui avait permis, juste après la guerre, aux criminels de guerre nazis de s'enfuir en toute impunité, aidés par le Saint-Siège.

Nil passa la main sur son visage. Il n'apprenait rien de nouveau. Les compromissions de l'Église, ses crimes mêmes, étaient la suite logique de ce qu'avait dû subir le treizième apôtre au milieu du Ier siècle. Il sortit de la travée, et son regard fut attiré par un dossier simplement posé sur une étagère : Auschwitz, rapporti segreti 1941. Il refréna son envie de l'ouvrir : « Le Saint-Siège était au courant pour Auschwitz, dès 1941... »

Il regarda sa montre : plus qu'une demi-heure. Il avança.

Brusquement, il s'arrêta : son œil venait d'accrocher une étiquette d'écriture récente.

Manoscritti del mare Morto, Spuria.

Une dizaine de boîtes poussiéreuses étaient empilées. Il prit celle du dessus, et l'ouvrit : à l'intérieur, plusieurs morceaux de rouleaux à moitié détruits par le temps. Il regretta de n'avoir pas pris ses gants, et saisit un rouleau : des parcelles de parchemin s'en détachèrent et tombèrent dans le fond de la boîte, qui en était jonchée. « L'écriture hébraïque de Qumrân ! » C'étaient bien des manuscrits de la mer Morte, mais pourquoi étaient-ils relégués dans cet enfer, condamnés à tomber en miettes alors que les savants du monde entier les recherchaient ? Spuria, « déchet » : avait-on voulu soustraire à la communauté mondiale ces déchets, parce qu'ils étaient sans valeur... ou bien parce qu'ils représentaient un déchet de l'Histoire qu'il fallait dissimuler à tout jamais puisqu'elle avait pris une autre tournure ?

Il remit la boîte à sa place. Celle du dessous était en bois blanc, et portait sur la tranche une inscription imprimée : Cognac Napoléon, cuvée de l'Empereur.

La caisse du métropolite Samuel, la caisse remise à Jérusalem au frère convers dominicain !

Le cœur battant, Nil la sortit de la pile. Sur le couvercle, une main avait tracé trois lettres : MMM. Il reconnut la grosse écriture du père Andrei.

La tête lui tourna : ainsi, quand dans le train Andrei avait écrit MMM sur son billet, il ne faisait pas seulement allusion au lot de photocopies de la Huntington Library conservées dans la bibliothèque de l'abbaye Saint-Martin. C'est cette boîte qu'il désignait, celle que Nil venait de découvrir. Andrei avait écrit lui-même sur son couvercle ces trois lettres pour pouvoir l'identifier plus facilement un jour : c'est elle dont il voulait lui parler. Sa découverte, rendue possible par la rencontre de Breczinsky, était l'aboutissement de leurs recherches, et il avait eu l'intention de tout dire à Nil.

C'est la raison pour laquelle il avait été tué.

Nil ouvrit la caissette : le même amoncellement de débris de rouleaux. Et sur le côté, une simple feuille de parchemin roulée. Les mains de Nil tremblaient quand il défit le fil de lin qui entourait le manuscrit. Il le déroula précautionneusement : c'était du grec, une écriture élégante parfaitement lisible. L'écriture du treizième apôtre ! Il commença à lire :

« Moi, le disciple bien-aimé de Jésus, le treizième apôtre, à toutes les Églises... »



Quand il eut fini sa lecture, Nil était blême. Le début de la lettre ne lui apprenait rien qu'il ne sût déjà : Jésus n'était pas Dieu, les Douze – poussés par leur ambition politique – l'avaient divinisé. Mais le treizième apôtre savait que cela ne suffirait pas pour préserver le vrai visage de son Maître : il témoignait, de façon irréfutable, que le 9 avril 30 il avait rencontré des hommes en blanc, des esséniens, devant le tombeau qu'ils venaient de vider du cadavre de Jésus, et qu'ils s'apprêtaient à transporter ce cadavre dans l'une de leurs nécropoles du désert, pour l'enterrer dignement.

Ce tombeau, il n'en indiquait pas l'emplacement exact. En une phrase laconique, il affirmait que seul le sable du désert protégerait le tombeau de Jésus de la convoitise des hommes. Comme tous les prophètes, le nazôréen restait vivant pour l'éternité, et la vénération de ses ossements pourrait détourner l'humanité du seul véritable moyen de sa rencontre : la prière.

Pendant ces mois de recherche, Nil avait cru que le mystère auquel il s'affrontait était celui du treizième apôtre, du rôle qu'il avait joué à Jérusalem et de sa postérité. L'homme qui avait écrit ces lignes de sa propre main se savait déjà éliminé de l'Église, effacé de son avenir. Cet avenir, il pressentait qu'il n'aurait rien à voir avec la vie et l'enseignement de son Maître. Il confiait à ce parchemin le secret qui, peut-être un jour, permettrait au monde de redécouvrir le véritable visage de Jésus. Il le faisait sans illusion aucune : que représentait une mince feuille de papier face à l'ambition dévorante d'hommes prêts à tout pour parvenir à leurs fins, en utilisant le souvenir de celui qu'il avait aimé plus que tout autre ?

Le treizième apôtre venait de le conduire au véritable secret : l'existence réelle, physique, d'un tombeau contenant les ossements de Jésus.



Nil jeta un coup d'œil à sa montre : dix-huit heures dix. « Pourvu que Breczinsky m'ait attendu ! » Il replaça la lettre miraculeusement retrouvée dans sa boîte, et la boîte à sa place. Il tiendrait parole : le pape serait prévenu, par l'intermédiaire du bibliothécaire polonais, de l'existence de cette épître apostolique que ni les siècles ni les hommes d'Église n'avaient réussi à faire disparaître. Grâce à l'inscription M M M, il serait facile à Breczinsky de la retrouver, et de la lui remettre.

La suite ne concernait plus un petit moine comme lui. La suite ne concernait que le pape.

Nil sortit rapidement du local, prenant soin d'éteindre la lumière : derrière lui, la porte se referma automatiquement. Quand il parvint dans la salle où Leeland et lui avaient travaillé tous ces jours-ci, elle était vide et la lumière du plafonnier éteinte. Il alla frapper à la porte du bureau : aucune réponse, Breczinsky ne l'avait pas attendu.

Nil se demanda avec inquiétude si toutes les portes menant à la cour du Belvédère s'ouvraient bien de l'intérieur : il se voyait mal passant la nuit dans l'air confiné de la réserve. Mais Breczinsky ne lui avait pas menti : il franchit sans encombre les deux portes blindées. Le sas d'entrée était vide, mais la porte extérieure du bâtiment entrouverte. Sans réfléchir, Nil sortit dans la cour et respira un grand bol d'air. Il avait besoin de marcher, pour remettre un peu d'ordre dans ses idées.

Il était si pressé de quitter ce lieu qu'il ne prit pas garde à la vitre teintée derrière laquelle le policier pontifical fumait une cigarette. Dès qu'il le vit passer, l'homme décrocha le téléphone interne de la Cité du Vatican, et appuya sur une touche.

– Éminence, il vient juste de sortir... Oui, seul : l'autre est parti avant lui. Di niente, Eminenza.

Dans son bureau, le cardinal Catzinger raccrocha avec un soupir : ce serait l'heure d'Antonio, très bientôt.

Загрузка...