45.

Nil aimait flâner et rêver sur la place Saint-Pierre tôt le matin, quand les touristes ne sont pas encore là. Il s'écarta de l'ombre de l'obélisque pour profiter du soleil déjà tiède. « On dit que c'est l'obélisque qui ornait le centre du cirque de Néron. À Rome, le temps n'existe pas. »

Sa main gauche ne lâchait pas la sacoche dans laquelle il avait placé, en quittant San Girolamo, les plus précieuses de ses notes, extraites des papiers qu'il avait rangés sur l'étagère. On pouvait fouiller sa chambre ici, aussi facilement qu'à l'abbaye, et il savait qu'il devait maintenant se méfier de tous. « Mais pas de Remby, jamais ! » Au moment de partir, il glissa au fond de cette sacoche le rouleau contenant le négatif du cliché pris à Germigny. Une des quatre pistes laissées derrière lui par Andrei, et qu'il ne savait toujours pas comment exploiter.

En arrivant à son bureau, tandis que Nil rêvait encore au pied de l'obélisque sur les empires que consolide le temps, Leeland trouva un mot qui le convoquait immédiatement chez un minutante de la Congrégation. Un certain Mgr Calfo, qu'il avait parfois croisé dans un couloir, sans savoir au juste quelle était sa place dans l'organigramme du Vatican.

Deux étages et un dédale de couloirs plus bas, il fut surpris de trouver le prélat installé dans un bureau presque luxueux, dont l'unique fenêtre donnait directement sur la place Saint-Pierre. L'homme était petit, rondouillard, l'air à la fois sûr de lui et patelin. « Un habitant de la galaxie vaticane », songea l'Américain.

Calfo ne le fit pas asseoir.

– Monseigneur, le cardinal m'a demandé de le tenir au courant de vos conversations avec le père Nil, qui est venu vous prêter main-forte. Son Éminence – le contraire serait surprenant – s'intéresse de près aux études de nos spécialistes.

Sur son bureau, bien en évidence, se trouvait la note remise la veille par Leeland à Catzinger : il y résumait sa première conversation avec Nil, mais passait complètement sous silence les confidences de son ami sur ses recherches dans l'Évangile selon saint Jean.

– Son Éminence m'a communiqué votre premier rapport : il montre qu'une relation de confiance amicale existe entre vous et le Français. Mais c'est insuffisant, monseigneur, tout à fait insuffisant ! Je ne peux pas croire qu'il ne vous ait rien dit de plus sur la nature des travaux qu'il mène avec talent, et depuis longtemps !

– Je ne pensais pas que les détails d'une conversation à bâtons rompus pouvaient intéresser à ce point le cardinal.

– Tous les détails, monseigneur. Il faut que vous soyez plus précis, et moins réservé, dans vos comptes rendus. Qui feront gagner au cardinal un temps précieux, car il veut suivre chacune des avancées de la science – c'est son devoir en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Nous attendons votre collaboration, monseigneur, et vous savez pourquoi... n'est-ce pas ?

Un sentiment que Leeland ne put maîtriser, une bouffée de haine sourde l'envahit. Il pinça les lèvres, et ne répondit rien.

– Voyez-vous cette bague épiscopale ? – Calfo étendit sa main. – C'est un admirable chef-d'œuvre, taillé à l'époque où l'on connaissait encore le langage des pierres. L'améthyste, que choisissent la plupart des prélats catholiques, est miroir d'humilité et nous rappelle l'ingénuité de saint Matthieu. Mais ceci est un jaspe, qui est le reflet de la foi, associée à saint Pierre. À chaque instant il me remet face au combat de ma vie : la foi catholique. C'est cette foi, monseigneur, qui est concernée par les travaux du père Nil. Vous ne devez rien dissimuler de ce qu'il vous dit, comme vous l'avez fait.

Calfo le congédia en silence, puis s'assit à son bureau. Ouvrit le tiroir, et en tira une liasse de feuillets arrachés d'un bloc-notes : le compte rendu sténographique de la conversation de la veille. « Je suis encore le seul à savoir que Leeland ne joue pas le jeu. Antonio a fait du bon travail. »

En regagnant son bureau à travers les couloirs, Leeland tenta d'étouffer sa colère. Ce minutante savait qu'il avait dissimulé toute une partie de sa conversation avec Nil. Comment le savait-il ?

« Nous avons été écoutés ! Je suis mis sous écoute, ici, au Vatican. »

À nouveau, la haine en lui. Ils l'ont trop fait souffrir, ils ont détruit sa vie.



En entrant dans le minuscule bureau de Leeland, Nil s'excusa de son retard :

– Pardonne-moi, j'ai flâné sur la place...

Il s'assit, déposa sa sacoche contre le pied de la chaise, et sourit.

– J'ai réuni là-dedans mes notes les plus précieuses. Il faut que je te montre mes conclusions – elles sont provisoires, mais tu commenceras à comprendre...

L'interrompant d'un geste, Leeland griffonna quelques mots sur un morceau de papier, et le tendit à Nil en plaçant l'index sur ses lèvres. Surpris, le Français prit le papier, et y jeta un coup d'œil : « Nous sommes écoutés. Ne dis rien, je t'expliquerai. Pas ici. »

Il leva vers Leeland des yeux stupéfaits. Sur un ton volubile, celui-ci enchaîna :

– Alors, bien installé à San Girolamo ? Hier nous avons eu un coup de sirocco, tu n'as pas trop souffert ?

– Euh... si, j'ai eu mal au crâne toute la soirée. Qu'est-ce que...

– Il est inutile que nous retournions aujourd'hui à la réserve de la Vaticane : je voudrais te montrer ce que j'ai dans mon ordinateur, tu verras le travail déjà accompli. Tout cela est chez moi. Veux-tu m'accompagner, maintenant ? C'est à dix minutes d'ici, via Aurelia.

Il fit de la tête un signe impérieux à Nil, éberlué, et se leva sans attendre sa réponse.

Au moment où ils quittaient le couloir pour la cage d'escalier, Leeland laissa Nil passer devant lui, et se retourna. Du bureau contigu au sien il vit sortir un minutante qu'il ne connaissait pas, qui ferma tranquillement la porte à clé et se dirigea dans leur direction. Il était vêtu d'un élégant clergyman, et dans l'obscurité du couloir Leeland n'aperçut que son regard noir, à la fois mélancolique et inquiétant.

Vivement, il rejoignit Nil qui l'attendait sur les premières marches de l'escalier, l'air toujours aussi stupéfait.

– Descendons. Vite.

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