69.

Tard ce soir-là, le téléphone sonna dans l'appartement du Castel San Angelo : Alessandro Calfo sursauta. Il venait enfin de convaincre Sonia – elle acceptait de moins en moins facilement ses exigences – et mettait la dernière main à une mise en scène compliquée, qui se devait d'être absolument parfaite.

À cette heure-là, ce ne pouvait être que le cardinal.

C'était bien lui, à peine rentré au Vatican dont l'Académie Sainte-Cécile est toute proche. Au ton de sa voix, Calfo comprit immédiatement que quelque chose n'allait pas.

– Monseigneur, étiez-vous au courant ?

– De quoi donc, Éminence ?

– Je reviens à l'instant d'un concert donné par l'Israélien Lev Barjona. Il y a quelques jours, nos services m'ont mis en garde contre cet homme, et j'ai appris avec stupéfaction que la Société Saint-Pie V aurait... comment dire, utilisé ses talents cachés. Qui vous autorise à faire agir des agents étrangers au nom du Vatican ?

– Éminence, Lev Barjona n'a jamais été un agent du Vatican ! C'est d'abord un éminent pianiste, et si j'ai accepté sa collaboration c'est qu'il est fils d'Abraham comme nous, et qu'il comprend bien des choses. Mais je ne l'ai jamais vu.

– Eh bien, moi, je viens de le voir, à Sainte-Cécile. Et devinez qui il y avait dans la salle ?

Calfo soupira.

– Vos deux moines, continua Catzinger, l'Américain et le Français.

– Éminence... quel mal y a-t-il à aller écouter de la belle musique ?

– D'abord, la place d'un moine n'est pas au spectacle. Surtout, je les ai vus se diriger à la fin du concert vers les coulisses. Ils auront sans doute rencontré Lev Barjona.

« Et moi, pensa Calfo, je l'espère bien, qu'ils l'auront rencontré. »

– Éminence, il y a longtemps à Jérusalem, Leeland a fait la connaissance de Barjona qui était élève d'Arthur Rubinstein. Il partage avec lui une même passion pour la musique. Il me paraît normal...

Catzinger l'interrompit :

– Puis-je vous rappeler que Leeland travaille au Vatican, et que c'est moi qui vous ai autorisé à l'utiliser comme appât pour le père Nil ? Il est très dangereux de les laisser rencontrer un personnage aussi sulfureux que ce Lev Barjona, dont vous devez savoir comme moi qu'il n'est pas seulement un musicien de talent. Ma patience est à bout : pendant la semaine qui précède Noël je célèbre chaque matin la messe dans mon titulum1 de Santa Maria in Cosmedin, c'est demain le premier jour. Faites en sorte que Leeland soit à ma disposition demain en début d'après-midi. Je le convoquerai dans mon bureau, et le mettrai face à ses responsabilités. Quant à vous, n'oubliez pas que vous êtes au service de l'Église, ce qui vous interdit certaines... initiatives.

En raccrochant, Calfo sourit. Il n'aurait pas voulu être à la place de l'Américain : l'appât allait se faire gober par Son Éminence. C'était sans importance : il avait joué parfaitement son rôle, faire parler Nil d'abord et lui faire maintenant rencontrer l'Israélien. L'appât, c'était pour le cardinal. Lui, il cherchait à ferrer le poisson.

Il revint vers sa chambre, et réprima un geste d'exaspération : Sonia avait retiré son accoutrement et s'était assise, nue, sur le rebord du lit. Son visage était buté, et des larmes coulaient sur ses joues.

– Allons, ma jolie, ce n'est pas si terrible !

Il la fit se relever et l'obligea à enfiler une guimpe, qui masquait sa ravissante chevelure, et à passer par-dessus une cornette amidonnée, dont les pointes retombaient sur ses épaules rondes. Ainsi accoutrée en religieuse de l'Ancien Régime – « le haut seulement, le reste est pour moi » – il la fit s'agenouiller sur un prie-Dieu en velours rouge, devant une icône byzantine. Toujours attentionné, il avait pensé qu'une icône permettrait à la Roumaine de mieux jouer le rôle qu'il attendait d'elle.

Il se recula : le tableau était parfait. Dénudée mais son visage ovale mis en valeur par la cornette, les yeux levés vers l'icône, Sonia joignait ses mains délicates et semblait prier. « Une attitude virginale, devant l'image de la Vierge. Très suggestif. »

Rome s'abîmait dans le silence de la nuit. Mgr Calfo, agenouillé derrière Sonia et collé contre la cambrure de ses reins, commença la célébration du divin culte. Ses tibias prenaient appui sur le prie-Dieu, dont il apprécia le contact velouté. Les mains fermement ancrées sur la poitrine de la jeune femme, il fut un instant gêné par le regard de la Vierge byzantine qui le fixait comme un reproche muet. Il ferma les yeux : dans sa quête de l'union mystique, rien en lui ne viendrait s'interposer entre l'humain et le divin, le charnel et le spirituel.

Tandis qu'il commençait à murmurer des paroles incohérentes pour elle, Sonia, les yeux rivés sur l'icône, décroisa ses mains et essuya les larmes qui brouillaient sa vue.

1 Chaque cardinal se voit affecter, à sa nomination, l'une des vénérables églises anciennes de Rome. C'est son titulum, qui rappelle l'époque où les cardinaux assistaient le pape dans l'administration de la ville.

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