44.



Colline du Vatican, an 67

– Pierre... Si tu ne manges rien, bois, au moins !

Le vieil homme repoussa la cruche que lui tendait son compagnon, vêtu de la courte tunique des esclaves. Il se pencha, rassembla un peu de paille, la glissa entre son dos et les briques de l'opus reticulatum1. Il frissonna : dans quelques heures, il serait crucifié, puis son corps enduit de poix. À la nuit tombante, les bourreaux mettraient le feu aux torches vivantes, qui éclaireraient le spectacle que l'empereur voulait offrir au peuple de Rome.

Les condamnés à mort étaient parqués depuis plusieurs jours dans ces longs boyaux voûtés, donnant directement sur la piste du cirque. À travers la grille d'entrée, on apercevait les deux bornes – les metas – qui marquaient les deux extrémités de la piste. C'est là, autour du grand obélisque central du cirque, que chaque soir on crucifiait indistinctement hommes, femmes et enfants « juifs », responsables supposés de l'immense incendie qui avait détruit la ville quelques années plus tôt.

– À quoi bon manger ou boire, Lin ? Tu sais que c'est pour ce soir : on commence toujours par les plus âgés. Tu vivras encore quelques jours, et Anaclet te verra partir, avant de nous rejoindre parmi les derniers.

Il caressa la tête d'un enfant assis à ses côtés sur la paille. Qui le regardait avec vénération, ses grands yeux soulignés de cernes.

Dès son arrivée à Rome, Pierre avait pris en main la communauté chrétienne. La plupart des convertis étaient des esclaves, comme Lin et l'enfant Anaclet. Tous étaient passés par les religions à mystères venues d'Orient, qui exerçaient sur le peuple un attrait irrésistible. Elles leur offraient la perspective d'une vie meilleure dans l'au-delà, et des cultes sanglants spectaculaires. La religion austère et dépouillée des juifs convertis au Christ, à la fois Dieu et homme, connut un succès foudroyant.

Pierre avait fini par admettre que la pleine divinité de Jésus était une condition indispensable à la diffusion de la nouvelle religion. Il oublia les scrupules qui le retenaient encore, dans les tout premiers temps, au milieu des convertis de Jérusalem : « Jésus est mort. Le Christ-Dieu est vivant. Seul un vivant peut faire accéder ces foules à la vie nouvelle. »

Le Galiléen devint le chef incontesté de la communauté de Rome : on n'entendait plus parler du treizième apôtre.



Il ferma les yeux. En arrivant ici, il avait raconté aux détenus comment des soldats l'avaient capturé sur la via Appia, alors qu'il s'enfuyait au milieu du flot de ceux qui tentaient d'échapper à la persécution de Néron. Ulcérés par ce qu'ils considéraient comme une lâcheté, beaucoup des chrétiens arrêtés pour leur courage le tenaient à l'écart dans cette prison.

Sa vie l'abandonnait : tiendrait-il jusqu'au soir ? Il le fallait. Il voulait souffrir cette mort hideuse, rejeté par les siens, pour se racheter et être digne du pardon de Dieu.

Il fit signe à Lin, qui s'assit aux côtés d'Anaclet, sur le dallage moisi. Depuis midi, on n'entendait plus le rugissement des fauves : tous avaient été massacrés par les gladiateurs au cours d'un immense combat, ce matin. L'odeur de ménagerie se mêlait à celle, écœurante, du sang et des excréments. Il dut faire effort pour parler.

– Vous vivrez peut-être, toi et cet enfant. Il y a trois ans, après l'incendie, les plus jeunes condamnés ont été relâchés, quand le peuple s'est lassé de tant d'horreurs étalées sur le sable du cirque. Tu vivras, Lin, il le faut.

L'esclave le regarda intensément, les larmes aux yeux.

– Mais si tu n'es plus là, Pierre, qui dirigera notre communauté ? Qui nous enseignera ?

– Toi. Je t'ai connu alors que tu venais d'être vendu au marché proche du Forum, de même que j'ai vu grandir cet enfant. Toi, et lui, vous vivrez. Vous êtes l'avenir de l'Église. Je ne suis plus qu'un vieil arbre, déjà mort à l'intérieur...

– Comment peux-tu dire cela ? Toi qui as connu Notre Seigneur, toi qui l'as suivi et servi sans faillir !

Pierre inclina le front. La trahison de Jésus, les assassinats successifs, la lutte acharnée contre ses adversaires à Jérusalem, tant de souffrances causées par lui...

– Écoute-moi bien, Lin : le soleil baisse déjà, il reste peu de temps. Il faut que tu le saches, j'ai failli. Pas seulement par accident, comme il arrive à chacun de nous, mais longuement, et de façon répétée. Dis-le à l'Église, quand tout cela sera fini. Mais dis-lui aussi que je meurs dans la paix : parce que j'ai reconnu mes fautes, mes innombrables fautes. Parce que j'en ai demandé pardon à Jésus lui-même, et à son Dieu. Et parce que jamais – jamais – un chrétien ne doit douter du pardon de Dieu. C'est le cœur même de l'enseignement de Jésus.

Lin posa ses mains sur celles de Pierre : elles étaient glacées. Était-ce la vie qui se retirait de lui ? Plusieurs étaient morts dans ce tunnel, avant même d'arriver au supplice.

Le vieil homme releva la tête.

– Rappelle-toi, Lin – et toi, enfant, écoute : au soir du dernier repas que nous avons pris avec le Maître, juste avant sa capture, nous étions douze autour de lui. Il n'y avait que douze apôtres autour de Jésus. J'étais là, j'en témoigne devant Dieu avant de mourir. Peut-être entendrez-vous parler un jour d'un treizième apôtre : ni toi, ni Anaclet, ni ceux qui viendront après vous ne devez tolérer la simple mention, la seule évocation d'un autre apôtre que les Douze. Il en va de l'existence même de l'Église. En faites-vous le serment solennel, devant moi et devant Dieu ?

Le jeune homme et l'enfant hochèrent gravement la tête.

– S'il venait à sortir des ténèbres, ce treizième apôtre pourrait anéantir tout ce en quoi nous croyons. Tout ce qui va permettre – il désigna les ombres indistinctes prostrées sur le sol – à ces hommes, à ces femmes, de mourir ce soir dans la paix, peut-être même en souriant. Maintenant, laissez-moi. J'ai beaucoup à dire à mon Seigneur.



Pierre fut crucifié au coucher du soleil, entre les deux metas du cirque du Vatican. Quand on mit le feu à son corps, il éclaira un instant l'obélisque, qui n'était qu'à quelques mètres de sa croix.

Deux jours plus tard, Néron proclama la fin des jeux : tous les condamnés à mort furent libérés, après avoir subi les trente-neuf coups de fouet.

Lin succéda à l'Apôtre, dont il enterra le corps au sommet de la colline du Vatican, à quelque distance de l'entrée du cirque.

Anaclet succéda à Lin, le troisième sur la liste des papes proclamée à chaque messe catholique dans l'univers entier. C'est lui qui fit bâtir la première chapelle sur la tombe de Pierre. Qui fut ensuite remplacée par une basilique, que l'empereur Constantin voulut déjà majestueuse.

Le serment solennel des deux papes successeurs de Pierre fut transmis, de siècle en siècle.



Et l'obélisque devant lequel le père Nil s'arrêta un instant, ce matin-là – le sirocco avait cessé, Rome étincelait dans sa gloire –, était celui même au pied duquel, dix-neuf siècles plus tôt, un disciple de Jésus, réconcilié avec son Dieu par le repentir et le pardon, avait volontairement affronté un horrible supplice.

Car Pierre avait caché la vérité aux chrétiens : lui seul savait qu'il ne méritait pas leur vénération, il voulait mourir dans l'opprobre et le mépris. Mais il n'avait pas fui devant la persécution. Au contraire, il était allé se livrer à la police de Néron, pour expier ses fautes. Et pour pouvoir faire jurer à Lin qu'il transmettrait le secret.

Depuis, ce secret n'avait jamais quitté la colline du Vatican.

Le treizième apôtre n'avait pas parlé.

1 Mode de construction caractéristique des murailles de l'époque impériale : les briques sont disposées en lignes régulières, qui forment le dessin d'un filet ou réticule.

Загрузка...